“Si les débuts du détenu carcéral numéro 2209 s’étaient avérés chaotiques, il semble que le sujet fasse désormais preuve de coopération pour la poursuite de notre enquête. Il est néanmoins sujet à certaines sautes d’humeur et a énucléé l’orbite du détenu numéro 2019 avec une lame de rasoir après que celui aie tenté de lui dérober son repas. A la différence de la plupart de nos criminels, numéro 2209 laisse encore entendre sa raison et ne cherche pas à s’échapper continuellement. Pour autant, nous gardons un oeil sur lui. Ce qu’il a fait dans la maison des Mosconi n’est pas l’oeuvre d’une personne équilibrée. Rarement, dans ma carrière, il m’a été donné de voir pareille scène, et-” (... la suite du texte est encrassée par une tache de café froid)

L’alerte a arraché l’enquêteur de sa gamberge. Des détenus se sont échappés. Détenu carcéral numéro 2209, moins connu sous le nom de Milo Bazalgette, en fait partie. Il n’a que dix-huit ans quand cela arrive. On dit qu’il n’y a rien de plus dangereux qu’un prisonnier en fuite : se sachant perdu, l’homme ne recule devant aucune vilénie pour demeurer en vie. Mais Milo n’est pas de ceux-là; ce qu’il cherche, avant tout, c’est Hyatt. Car on ne peut pas parler de Milo sans parler de Hyatt.

C’est dans les ruelles crasseuses d’un quartier à Brooklyn qu’il l’a trouvé la première fois. Un mendigot à gueule d’ange, au sourire jouasse et au regard fulgurant. Ces yeux, jamais il n’aurait pu les oublier. Hyatt décide alors de s’approcher; d’ordinaire, les ombres urbaines ne l’intéressent pas. Mais il vit, en celui-ci, une espèce d’immortalité. La vie l’avait foutu dans la crasse, et il lui appartenait de l’y déloger. “Ton nom, garçon ?” “J’ m’appelle Milo.” Il n’a alors que huit ans. Hyatt, vingt. Et il le prend sous son aile, lui enseigne la lecture, l’écriture, les mathématiques, le close combat et même un peu de théâtre. Il le veut complet pour affronter ce monde en perdition.

Mais un jour, le môme se fait prendre dans une affaire suspecte. La sentence tombe : perpétuité. Il s’échappera, comme on le sait, avant d’errer dans la ruelle même où Hyatt l’avait déniché, dix ans plus tôt.

Il le voit, au bord d’un fleuve, coiffé d’un borsalino noir et d’une veste toute aussi solonelle. “J’ai échoué, Milo”. Le jeune homme hausse d’élégants sourcils, incrédule. “Qu’est-ce que tu racontes ? C’est grâce à toi que j’ai pu m’échapper !”. “Tu ne comprends pas.” Il se retourne alors, et ses yeux rances s’enfoncent dans les siens. “Ce monde n’a pas d’avenir. Le Haut Père nous a botté l’ cul des jardins d’Eden, et on lui a désobéi de nouveau. C’est not’ châtiment, voilà tout.” Le garçon sourit. Son ami avait toujours été un peu bigot. “Si le Haut Père avait voulu nous exterminer, il l’aurait déjà fait. C’est toi qui dis toujours qu’il n’y a pas d’espoir sans ténèbres.”

Mais cette fois-ci, Hyatt ne sourit pas.

“Qu’est-ce qui s’est passé, dans la maison des Mosconi ?”.

Milo marque une pause. Il se souvient de tout. Des odeurs. Des cadavres sur le sol. Ses mains sont poisseuses de sang, et les lumières qui crèvent la baie vitrée l’aveuglent brusquement. Les flics entrent en trombe dans le vestibule, les bottes résonnent, et de grosses menottes lui mangent les poignets. Ce qu’il a fait ? il n’en a plus aucun souvenir. “Tu ne saisis pas bien, je crois…” lui dit Hyatt, avant d’approcher, écrasant ses mains en plein sur ses épaules. “C’étaient de gros poissons. Friqués. Réputés. La moitié de la pègre veut ta peau pour ce que tu as fait. Même moi, j’ pourrais pas te protéger.” La voix du garçon s’étrangle sous le désespoir. “J’ te jure que je m’en souviens pas ! J’ai… complètement perdu la mémoire.” “Tu dois te barrer.” “Où ?” “Loin.” “L’ Mexique ?” “Plus loin que ça.” “... En Europe ? Me d'mande pas ça, j'ai pas envie d' manger des grenouilles...” “Plus loin. Milo, bordel à queue, tu t’es r’trouvé sur la scène de crime d’un maudit parrain ! Y t’débusqueront dans un igloo du Pôle Nord s’il fallait !” “Alors quoi ?”.

Alors ça. Cette même nuit, il lui confie une clé. Il l'a achetée au marché noir, à un prix exorbitant. Milo doit fuir. Milo doit faire ce qu’il fait de mieux : il doit oublier. Hyatt aurait donné sa vie pour lui; mais sa vie n’était pas suffisante. Seule cette clé pourrait protéger le jeune homme.

Ce sont les souvenirs les plus vivants qu’il a de la Terre. Quand il se réveille, il est ailleurs, sous un ciel bleu, vif, dénué de la moindre pollution. Autour, ce ne sont pas les carcasses de buildings austères qui le toisent, mais des chaumières, des auberges. Et son corps… Son corps exhale cette fumée lourde et chatoyante. Il a fait une promesse à Hyatt. Celle de survivre. Alors il le fera. Les premières semaines ont été terribles. Sans le bruit, sans les odeurs qu’il connaissait, il avait l’impression d’être enfermé de nouveau dans une taule sans barreaux. Ici, tout était étrange, bigarré…

Il accuse une dépression. Ce n’est pas la première de sa courte existence; c’est certainement la plus étrange. Puis, il s’engage. Milo sait se battre; on le lui a appris. Il a le coup d’oeil, il a le jeu de jambes, et avec un couteau entre les doigts, le garnement devient véritablement mortel. Et puis, il y a ce pouvoir… Il apprend à le maîtriser, peu à peu. Son instinct de chat de gouttière le pousse à explorer certains recoins les plus incongrus de la ville, et à s’y téléporter. Aujourd’hui, éclaireur fait, il faut demander Milo Bazalgette, si vous voulez apprendre à vous extirper de situations difficiles…

En l'An 118, tout semble se dérouler paisiblement pour lui. Jusqu'à tant que le destin en décide autrement...

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