Il y avait de ces lieux, à Ozéna, qu’il n’aurait jamais cru possible d’exister. Vivre la jeune enfance à New York vous habituait aux immeubles vertigineux, pancartes publicitaires et autres monstruosités stroboscopiques. Mais ça, c’était d’un tout autre calibre. Tout paraissait immense, infini. Dans ces jardins poussaient arbres et fleurs qu’il n’avait jamais vus. Ce n’étaient pas des chênes, pas plus que des tilleuls ou des peupliers, comme il y en avait à Central Park. C’était… - il n’en savait rien. Il manqua de trébucher à la vue d’une fleur bleue et vive comme un ciel d’été, saisi par ses couleurs, lui qui avait toujours eu l’esprit distrait. En route pour acheter une bouteille d’alcool, il sembla que le garçon venait de s’égarer au diable vauvert, dans les quartiers sud.

Mais c’était réjouissant. Des choses qui avaient pu le pousser en dépression à son arrivée dans ce nouveau monde, la nature n’en avait jamais fait partie. C’était réjouissant, oui, de sentir une canopée pleine, vivante s’ébaubir au-dessus de sa tête. De sentir l’humus entre ses orteils, quand il se prenait à se balader pieds nus; les piaillements d’oiseaux inconnus… C’étaient les gens, oui, toujours les gens qui lui rappelaient sa condition de colon dans ce nouveau monde. L’Enfer, c’est les autres disait ce mocheton de Sartre, - il ne l’avait jamais aimé, pour des raisons claires. Mais sur ce point là, il lui donna raison. Si Je est un autre, alors l’autre vous renvoie toute l’incertitude de votre être, et met en floraison l’absurdité de ce que vous croyiez acquis. En d’autres termes : tout le monde jouait les bienheureux, lui compris, mais la vérité était qu’ils se trouvaient dans une merde noire, sans moyen de retour.

Il ne fallait pas y penser, tout simplement. Rester dans cette posture de déni si salvatrice. Les choses vont finir par s’arranger, Milo…, qu’il se disait. Souviens-toi de ce que Hyatt te serinait : pas d’espoir sans ténèbres, et pas de bonheur sans espoir. Ca fait partie du lot, t’as saisi ? Il passa une main incertaine sur ses lèvres efféminées. De toute manière, ça ne pourra jamais être pire qu’à Brooklyn.

Jusqu’à ce qu’il l’aperçut.

Son premier cadavre.

Le corps était allongé de son long sur un des bancs. Immobile. Evidemment, il pouvait s’agir d’un sans-abri, comme à Central Park, mais l’éphèbe s’était souvenu qu’il n’y avait pas de sans-abri à proprement parler, ici. Peut-être un rêveur ? une espèce de babos antisocial comme il l’avait été autrefois ? Il aurait pu s’agir de quelqu’un de parfaitement ordinaire, qui se contentait de se reposer, mais le cerveau de l’ancien taulard biberonné par vingt années de survie et de surcharges de dopamines envisageait systématiquement les pires scénarios possibles. Et le pire, ici, fut qu’il s’agit d’un corps.

Le premier.
Et c’était tombé sur lui.

A pas de loup, il s’approcha. C’était une toute petite femme. Elle ne devait pas lui arriver à l’épaule, - malgré ses airs androgynes, Morgan toisait à un mètre quatre-vingt. Des oreilles aiguës et une peau mate. Il passa sa langue sur la pointe de ses canines, interdit, avant de finir par lui toucher la joue, du bout de son doigt. “Si t’es encore vivante, mais paralysée de la moelle épinière, tâche de me répondre en clignant deux fois des yeux. Si jamais c’est un guet-apens pour me faire la peau… alors cligne trois fois.”

Le piaillement d’un oiseau se fit entendre. Il se retourna brusquement. Ca ne le réjouissait plus. L’Enfer, c’était bien les autres, oui.

Feat Khaïr

Il l’aide à s’asseoir, l’observant sous tous ses aspects. Un visage aigu, des oreilles tranchantes, elle ressemble à une elfe, ces bestioles bigarrées qu’il trouvait autrefois dans de vieux bouquins de jeu de rôles. Mais celle-là n’avait pas grand-chose à voir avec les étourdissantes demoiselles de Fondcombe : des yeux hagards, une bouche molle, des traits tirés par la fatigue et des relents d’alcool que le garçon ne connaissait que trop bien. Ce n’était pas un guet-apens: première bonne nouvelle. Seconde bonne nouvelle: il ne serait pas le seul hédoniste dépravé de la discussion. Milo, en moins d’un an et demi, avait réussi à se bâtir une réputation pour le moins… ambiguë. Une jolie bouille, de ravissants sourires occultant des intentions un peu moins catholiques. En bref: un pervers, un emmerdeur, broché d’un alcoolique qui ne se réveillait jamais dans le même lit.

Mais elle ? vous n’alliez pas lui faire croire qu’elle était en train de murger trois verres de grenadine. “Navré…”, et il continue de l’observer pendant qu’il parle, de façon intrusive. “Je suis un peu à cran, ces derniers temps.” Comprendre par-là, ces dix-huit derniers mois. “Tu peux m’appeler Milo. Milo Bazalgette. Je t’ai vue échouer sur le banc, et j’ai cru à une mauvaise farce. Quelle idée en même temps de roupiller ici en pleine journée… T’as pas de job ? On est une communauté de deux-cent faquins, tu pourrais au moins mettre la main à la pâte.” Il ne put s’empêcher de sourire en le disant. Autrefois, c’était lui qui jouait les mendigots, errant tel un spectre dans les ruelles poisseuses de Brooklyn. Mais Ozéna représentait, pour le jeune homme, un nouveau départ. Il sembla évident que cette demoiselle-ci n’observait pas le même concept de rigueur.

Il finit par s’asseoir, à son tour, tirant une gourde de sa sacoche qu’il déboucha. Une odeur sure en germa, défiant les estomacs les plus solides. Il était vraisemblablement assez naïf de penser qu’un ancien soiffard tel que Mino se contenterait de goûter les alcools classiques de ce nouveau monde. “T’en veux ? histoire de te réveiller. C’est à base de lait fermenté. Quant à savoir de quel lait il s’agit… vrai mystère.” Un cadeau du tavernier, disait-il. Le goût se rapprochait de celui du koumis: vous aivez l’impression de téter une maudite jument, et des grumeaux s’accrochaient au blanc breuvage. La fermentation faisait son effet, il avait suffi d’une gorgée au garçon pour farder ses joues de sang. “Je crois qu’ils buvaient des trucs similaires, en Asie. Il paraît même que certains s’amusaient à ingurgiter des poulpes vivants comme des Chupa Chups. Bonjour l’angoisse…” Qu’elle accepte de boire ou non, le jeune homme, lui, ne se gêna pas le moins du monde, secouant la tête. Ce qu’il avait envie de faire de sa journée, il n’en savait rien; tirer au flanc, comme d’habitude. Il fallait croire que la paresse de cette “Khaïr” était désespérément contagieuse. Des femmes, il en avait vues un petit nombre depuis qu’il avait débarqué ici, mais celle-là semblait atypique, des airs un peu durs, un peu hommasses, et une coiffure qu’on a lardée au couteau. En cela, ils se ressemblaient. “J’ai un peu de mal à me faire à ce nouveau monde”, finit-il par dire, dans un soliloque que personne ne lui avait demandé. “Tout y est… beau, splendide et réjouissant. Pour un type qui n’a connu que la merde et l’obscurité, ça me fait un peu bizarre. Et puis, vous aussi, vous êtes bizarres. Vous tous. J’ai croisé de ces créatures dans les quartiers sud, je ne te raconte pas…” Il claqua une langue sardonique. “Je me suis engagé chez les Veilleurs histoire de me trouver un but. Il paraît que c’est le meilleur moyen de combattre la dépression. Si, en plus, ce but consiste à protéger les miches des habitants de la ville, j’imagine que tout va bien ? Mais… Je ne sais pas. Je tourne un peu en rond.” Il mord le creux de sa joue, les yeux dans le vague, laissant à son interlocutrice le temps d’émerger. De nouveau, il lui jeta sa gourde, avant de demander. “Et toi ? tant qu’on est ici, encore parler. Mes supérieurs ne trouveront rien à y redire, je peux me téléporter sur le haut des remparts à tout moment. Comment tu vis ce fabuleux nouveau départ, si on omet tes siestes impromptues sur les bancs ?”

Feat Khaïr

Il l’écoute sans tout à fait la regarder, les yeux dans le vague, comme il a l’habitude de faire. Son raisonnement lui arrache un sourire. Les belles années, dans les rues poisseuses de New York, où on décriait à haute voix les forfaitures du néo-libéralisme américain, le Grand Capitole qui avait poussé son monde à la périclitation. Un tas de mots un peu techniques pour en venir au même point: l’homme et ses désirs de grandeur. L’homme et la nécessité qu’il a à ratiboiser des forêts entières pour se torcher le cul. L’homme et ses investissements à long terme pour déloger les vieux de leur retraite et leur sucer le moindre cent. L’homme, l’homme et encore l’homme. Les prophètes s’étaient tous trompés: ça n’avait jamais été le diable, mais l’homme le responsable de la fin du monde. Chassé de l’Eden puis chassé de la Terre, Milo se demanda avec une noire ironie combien il faudrait de temps à tout ce beau monde pour que des centres commerciaux se mettent à pousser en Ozéna comme de gros champignons. Il grimaça à la phrase du poulpe. “Vraiment… Y a des choses qui ne sont pas faites pour être bouffées, t’es au courant ?” Et dire que certains ingurgitaient des soupes de foetus dans l’espoir de garder un peu de leur jeunesse…

Il étendit les jambes, jetant sa tête en arrière, songeur. “Tu sais, le seul moyen de guérir un cancer, c’est encore de le prévenir. Arracher la tumeur tant qu’elle est jeune.” Il l’observa, dans le fond des yeux. “Si tu veux faire bouger ce monde, je suis avec toi. On devrait tous l’être. La seule raison de notre présence ici, c’est d’espérer un monde meilleur que la merde qu’on a foutue sur Terre. Tu as raison: je les vois déjà, les parasites. Les petits gradés qui veulent déjà jouer les fascistes; les arrivistes avec des dents longues comme ça, et tout le reste du troupeau, bon qu’à bêler. Si vraiment t’as du cran… et si, bien sûr, on arrive à identifier l’ennemi, moi…” Il lui reprit la gourde. “... je suis partant.” et prit une gorgée. Avait-il dit ça pour de vrai ? Le pensait-il seulement réellement ? Peut-être. Khaïr avait vu juste en autre chose: Milo avait grandi dans la noirceur d’un monde mafieux. Mais la pègre, c’est ce que vous pouviez espérer de mieux comme ennemi. Ils étaient identifiables, atteignables. La pègre, c’était jamais que d’anciens immigrés qui avaient décidé d'intercéder entre les pauvres et les puissants.

C’était les rois qu’il fallait détrôner.

Des monstres embourgeoisés, cravatés jusqu’à l’os qui vous expliquaient le plus sereinement du monde pourquoi le monde était en train de mourir, et pourquoi c’était de votre faute. Ceux qui envoyaient pères et enfants sur le champ de bataille, au nom d’un pays auquel eux-mêmes, -ces putains d’apatrides!- n’avaient jamais cru. Ca avait toujours été eux. “Combattre les grands, ça revient à combattre le système lui-même. Sur Terre, c’était impossible. Une fourmi ne peut pas à elle seule renverser la fourmilière. Mais ici… tu l’as dit, on est peu. Quoi, deux-cent ? trois-cent ? Seulement, y a un souci…”

Le souci face auquel bute tous les révolutionnaires. Le souci qui fait qu’Ozéna risquerait fort de ressembler peu ou prou à la Terre d’ici deux-mille ans. “Ce truc là, c’est dans notre nature. Si on devait couper la tête du serpent pour la remplacer par quelqu’un d’autre… Qu’est-ce qui nous dit que ça ne finirait pas de la même manière ? Regarde-nous… Pas capable de tenir droit devant une simple gourde d’alcool… T’imagines si c’est le monde qu’on nous offrait ? Est-ce qu’on serait vraiment meilleurs qu’eux ?” Il tenta de se l’imaginer, en vain. On avait offert à Milo Bazalgette trop peu de choses pour qu’il puisse quantifier la pleine mesure d’un tel trésor. Ses trésors, à lui, c’étaient les amis; c’étaient les femmes. Il s’en était toujours contenté. “Je n’ai jamais été très doué pour démonter des armes. De toute manière, aucune ne nous a survécus.” Il s’approcha, collant la gourde au creux de ses seins. “Je me demande quel genre d'existences t’as pu subir pour en venir à de tels discours. Mais ça me plaît. J’ai moi-même perdu beaucoup de proches en venant ici. A l’heure où on parle, ceux qu’on aime marchent encore dans la boue, et ont peut-être espoir que les choses s’arrangent, à Ozéna. On ne peut pas les décevoir.” Ses yeux noirs et chauds brillaient, alcool oblige, et Khaïr pouvait désormais sentir les relents que son souffle charriait. “Mais je suis toujours partagé entre l’envie de faire mieux, et l’envie de vivre. C’est quelque chose qu’on ne contrôle pas vraiment, n’est-ce pas ?”

Il n’approcha pas plus. Lui-même ne savait pas réellement ce qu’il faisait. Où il en était. Ses amis de la Terre ne lui avaient pas fait une fleur, en l’envoyant ici. Trop de responsabilités lui tombaient sur les épaules. Et que devait-il faire, à présent ? devait-il fuir comme il l’avait toujours fait ? se battre (mais contre qui) ? Ou faire ce qu’il faisait de mieux: prendre.

Feat Khaïr

L’idée de se projeter dans la génération d’après avait toujours paru superflu pour Milo. Il était encore dans sa pleine jeunesse, et n’avait pas fait la synthèse de tous les drames qui lui étaient arrivés. D’où l’importance de cette discussion: celle de comprendre, de saisir les notions omniscientes de l’existence au-delà de cette rage qui l’aveuglait, en permanence. Malgré ses frasques sur les tous-puissants, il n’en menait pas large, et vit, chez Khaïr, plus de sagesse qu’il n’aurait su en déceler chez lui-même. “T’as sans doute raison. La génération qui suit vaut mieux que celle qui la précède. En tout cas, si tout se passe bien… Mais… Je n’ai jamais eu l’impression d’être un mentor, et les histoires de postérité me donnent mal à la tête. Tu m’as vu ?”

Avait-il réellement l’allure d’un type faisant don de soi ? avec ses airs jouasses, son sourire dentu, ses yeux rieurs… Ses mains, par trop baladeuses et sa prédisposition à assécher les bouteilles d’alcool. Pour que la génération suivante les dépasse, encore fallait-il qu’il leur survive. Il n’était pas aussi optimiste que son interlocutrice, - sans doute pas aussi courageux non plus. “Je tâcherai de faire le bon choix, le moment venu…”, acheva-t-il, sans tout à fait y croire. Hyatt lui avait toujours dit que c’était lui, la génération à venir. Ce devait être peu ou prou le discours que tenaient tous les vieux loups de mer à leur disciple. Et Milo, en son temps, le tiendra aussi à d’autres. Combien de générations faudrait-il sacrifier avant d’atteindre véritablement l’apogée de l’humanité ? Combien de mômes sacrifiés dans le silence, de femmes flétries, d’hommes brûlés pour qu’un peu de sagesse en germe ? “C’est toujours plus simple dans les bouquins”, se prend-t-il à dire, dans un rire, ses prunelles perdues dans celles de la demoiselle. “L’auteur nous emberlificote une fin heureuse. Comment ils appellent ça, déjà ? un truc latin… Deus ex machina”. Hyatt lui avait toujours dit que c’était la manoeuvre des mauvais écrivains. Vous ne pouviez pas écrire l’Homme fidèlement sans sa dimension pleinement autodestructrice. “Deus, ça veut “Dieu”, je crois… Il est où, le Saint-Père ? Ca fait quatre millénaires qu’on l’attend, toujours rien. Et je ne te parle même pas des sectes qu’il y a à Ozéna. Ils ont pas attendu le prophète pour nous fagoter le crâne avec leurs âneries, ces grands bigots. Nan, vraiment, je crois qu’une révolte ferait du bien.” Et si cela ne devait rien arranger, tant pis. Au moins, ça aura eu l’avantage de faire le ménage, d’élaguer les mauvaises branches.

Ses yeux commençaient à briller. L’alcool lui jouait des tours. Son esprit s’étiolait vers des perspectives qu’il ne soupçonnait pas, une espèce de candeur retrouvée, protectrice. Ses mains s’appesantirent sur les hanches de la demoiselle… et il se prit à hésiter. Devait-il recommencer ? se perdre dans ses désirs insatiables ? Etait-ce une chose qu’un jour, un homme pourrait contrôler ? Son animalité. Sa fichue animalité. Elle prenait le dessus sur son esprit, toujours, tout le temps. Jamais il n’avait été en mesure de la maîtriser. Tant pis pour cette fois. Tant pis pour toutes les autres fois qui suivraient. Il s’agissait de vivre, et de laisser son empreinte sur ce monde, d’une façon ou d’une autre. Peut-être le repousserait-elle; peut-être que non. Mais ses paumes glissent sur les joues de la demoiselle, et il l’embrasse, d’un souffle. Ses lèvres étaient tièdes, mais sa langue, chaude, et son coeur marqua un branlebas au fond de sa poitrine. C’était la seule vie qu’il avait connue : les fragrances salées de lèvres aimantes, la jouissance d’un corps, la promiscuité de deux corps, pris l’un sur l’autre. Il laissa tomber la gourde à terre, et ses mains s’enfouirent dans sa chevelure, possessif, comme pour l’y emprisonner.

Puis, leurs bouches se quittèrent, et une sorte de stupéfaction rétrospective saisit les traits du fripon. “Je… Navré, je ne sais pas ce qui m’a pris…” Il ne recula pas pour autant. Resta là, tout à côté, la langue encore fiévreuse. Les yeux moites, incertains. Cette chose-là allait le brûler, un jour. Tant pis: c’était pour le mieux. Il égrena une des mèches brunes de la demoiselle entre ses doigts, et finit par lui sourire. “C’est dans ma nature. Je suis un type transgressif. C’est bien comme ça que naissent les révolutionnaires, nan ?” Il n’était plus le temps de boire, maintenant. L’alcool avait fait son temps.

Feat Khaïr

Il sourit, - ce qu’il faisait de mieux, vraisemblablement - quand il sentit les mains de la demoiselle le repousser. Ce qui ne l’empêcha pas, en tout état de cause, de passer son pouce sur ses propres lèvres, comme pour la goûter, une dernière fois. Un miracle que ce genre de gredin ait pu survivre jusqu’à la vingtaine, dans un monde aussi merdique que la Terre. Il devait avoir de bons copains; ou une chance de cocu. Il continuait de l’observer, toutefois. Elle avait apprécié le contact, mais faisait preuve d’un peu plus de certitude quant à ses convictions politiques. Or sexe et politique faisaient un désastreux ménage. Il se souvenait d’une affaire qui datait de l’an 2000, et qu’il avait déniché dans un bouquin; un certain président des Etats Unis, qui s’était fait essorer le niakoué dans le bureau de la Maison Blanche. Le pouvoir entraînait la passion; et la passion, les excès. Ca avait fait marrer Milo, au départ. Il trouvait ça invraisemblable: comment pouvait-on prétendre diriger le monde et ne pas être capable de manoeuvrer ce qui dormait sous notre braguette? mais le temps, - et l’expérience - lui avaient donné tort. Tout était lié, en vérité. L’humain n’était pas aussi complexe qu’on voulait nous le faire croire. Ce n’était jamais qu’un grand singe monté sur pattes arrières, qu’on avait pris en train de réfléchir, mieux que les autres, et qui s’était bâti un empire à hauteur de son égo. Car les empires étaient une chose d’homme; et les détruire, une chose naturelle que la démographie exigeait.

Et parfois, il fallait deux couillons comme Milo et Khaïr pour pousser le premier domino. Du moins, Khaïr. “Une belle vie, tu dis ? Je sais pas vraiment ce que ça veut dire. Une “vie”, c’est déjà bien. Généralement, les rébellions, c’est jamais que le contre-pouvoir d’un type qui veut plus que ce que le chef en place a déjà. En bref, si on devait la penser, pour de vrai, - et sans alcool dans le gosier - bah… il faudrait songer à l’après. On prendrait la tête du schmilblick… Milo devient Seigneurie Milo, s’il vous plaît, et toi, Généralissime. Non, pardon, “Khan”.” Il mimait avec soin les guillemets. C’était une Mongole, après tout. “A ton avis, joli coeur, quel espoir il nous reste de ne voir pas Ozéna sombrer comme notre ancienne planète ?” Il se releva, se dirigeant vers une fontaine d’eau finement sculptée pour se rincer le visage. La fraîcheur lui coupa un souffle, un instant, avant de le ragaillardir. “On n’en est pas au point où y faut tout cramer, malgré ce que j’ai pu dire tout à l’heure. Mais… t’as raison, dans le fait qu’il faudrait quand-même donner quelques coups de bâtons à certains. J’ai une idée…” Il se releva, nettoya sa frimousse du revers de sa manche avant de lui sourire, toutes dents dehors. “Je sais pas vraiment si vous aviez ça, en Asie, mais nous, on lisait des Comics. Et généralement, ça commençait par : “Une cité en détresse, des flics impuissants, et un type plein de testostérone qui pose devant son miroir pour enfiler une tenue et sauver le malheureux”. Un super-héros, quoi. C’est un peu moins suspect et brutal qu’une révolution. Mais ça ne nous empêcherait pas de jouer les Robins des Bois et de casser la gueule à ceux qui posent trop de problème, nan ? Qu’est-ce que t’en penses ?”

Avec sa tête de corniaud et ses yeux humides, il était difficile de savoir s’il se payait votre tête ou non. Mais Milo semblait un peu sincère, cette fois. Après tout, ce monde les avait dotés de pouvoirs fascinants; il fallait bien qu’ils en fassent usage, comme leurs ancêtres l’avaient fait de leurs pouces et de leur cerveau. “Faut tirer profit de ce qu’on nous a donné. C’est l’allégorie du lapin. S’il ne ronge pas quelque chose, ses incisives poussent jusqu’à lui crever la gorge. Il doit suivre sa nature, c’est vital. Et c’est aussi vrai pour toi.” Il s’approcha, de nouveau, - mais sans la toucher cette fois-ci. “Si ma Nature, à moi, c’est de gamberger en haut des remparts et de courir la lapine, peut-être que la tienne est de mener le front. Si tel est le cas… et si je finis par t’apprécier… alors peut-être qu’on pourra faire quelque chose.”

Ils parlaient vraiment de coup d’état, là… ?

Feat Khaïr

On lui saisit le visage, et comme d’ordinaire, le garçon sourit. Il n’avait pas toujours été le gentil garnement d’aujourd’hui. Il y avait un temps où ses bottes claquaient dans le sang et la pierre froide, et où ses poings étaient aussi pelés que ceux de n’importe quel bagnard. Mais il avait décidé de changer de vie au moment où cette clé lui avait atterri entre les mains. Moins émotif, moins virulent. Il s’était battu plusieurs fois, mais sans que trop de dents ne tombent, et il n’avait encore tué personne. Ca lui allait d’être le filou que les femmes désiraient et qu’on récompensait, en caserne, d’une tape sur l’épaule. Des perspectives réjouissantes pour un chat qui n’avait connu que la froideur des caniveaux.

“Que de compliments, décidément. Méfie-toi, je risquerais de croire que t’as apprécié le baiser.” Il passa une main lâche dans ses cheveux. “Tu as à peu près saisi ce que je voulais dire. Toi, au front. Moi, au chaud. La guerre, c’est l’art des hommes, normalement, mais tu as plus d’expérience dans le domaine… et le sexe est l’apanage des alliances politiques, c’est bien connu. C’est comme ça que tu dois le voir, d’ailleurs.” Son sourire s’élargit. “De la politique.” Si la passion pouvait briser des couronnes, elle pouvait aussi cimenter de grands empires. Gengis Khan lui-même mariait ses filles aux seigneurs des tertres qu’il soumettait, pour maintenir son plein-pouvoir dans son gigantesque royaume. Que n’avait-il le choix? quand vous vouliez régner, il fallait faire des concessions. Et, ah! que de sacrifice pour Milo, que d’offrir sa queue à ces demoiselles. Mais il devait se comporter en homme, n’est-ce pas? faire abstraction de soi et se sacrifier pour un projet plus grand, plus noble. “Ca me désole, j’aurais tellement aimé t’accompagner sur le champ de bataille, main dans la main, à travers le sang, la boue et les os. Mais… que veux-tu? c’est plus fort que moi, je dois à chaque fois discipliner mes propres plaisirs.”

Son discours tenait à peu près autant la route que de la réclame dans un magasin de babouches. Milo ne dupait personne, et certainement pas Khaïr. Il le savait, et n’en souriait que davantage. Mais il ne fallait pas presser les choses; prendre son temps, oui, admirer la mesure de la relation. Son baiser était osé, mais vous ne réfléchissiez pas assez bien quand vous aviez trois grammes d’alcool dans les veines.

“Sur ce, joli coeur, ç’a été un plaisir de faire la causette avec toi, mais il n'est pas de bonne compagnie qui ne se quitte. Je t’aurais bien proposé un sparring histoire de tuer le temps, mais je tiens à peine sur mes deux appuis, et toi aussi. Il faudrait nous ramasser à la petite cuillère, et je n’ai pas envie de récurer les latrines des Veilleurs en guise de sanction.” Il glissa un doigt chafouin sous le menton de la belle. “On se reverra, je te le garantis. D’ici-là, tâche de ne pas te mettre dans le pétrin. J’ai enterré suffisamment de gens biens pour le reste de ma vie.” Et sur ces mots, il s’en alla, leva le bras en guise d’adieu. Sa silhouette disparut brusquement et des volutes de fumée noire s’épanouirent dans les airs.

Feat Khaïr