Du plus loin que la faucheuse s’en souvienne, les rendez-vous nocturnes ont quasi systématiquement été le cadre de leurs échanges, et seule la scène sur laquelle ils jouaient s’est métamorphosée au fils des ans.

D’abord ce fut le calme glacial d’une morgue rudimentaire qui les accueillit, parfois celui, studieux, de laboratoires de fortune, d’études nues. Ainsi pouvaient-ils noter leurs observations, celle qui alors leurs semblaient les plus extravagantes, ahurissantes, à l’instant du constat. Ensuite, ce fut le silence résonnant d’une ruine en travaux, remplie d’assez de vide pour accueillir leurs pensées en ébullition, leurs idées farfelues et hypothèses les plus vérifiées. Enfin, et depuis quelques années désormais, c’est dans la discrétion calfeutrée d’une bibliothèque débordante qu’ils se retrouvent, au coeur de tout ce qu’ils ont déjà découvert, consolidé et créé. Depuis bientôt dix années, les bougies, par centaines fondues depuis, ont été rares témoin de leurs passionnés échanges scientifiques, parfois de leurs conflits d’opinion, de leurs convictions ardemment défendues. Ces candélabres ont aussi été gardiens de leurs sommeils épuisés, de leur soupirs de soulagement, de leurs grognements de frustration et de la joie extatique de découvrir enfin la vérité. Ces émotions puissantes qui n’appartiennent qu’aux chercheurs, aux découvreurs, nombre d’entre elles se sont jouées ici, auprès d’explorateurs aux pouvoirs merveilleux, d’écrivains de talent, de cartographes et de médecins.
Si les lieux avaient -et peut-être est-ce le cas ?- cette capacité à retenir les sentiments, à s’en imprégner pour les préserver, alors cette bibliothèque aurait plus d’histoires à raconter, plus de citoyens à bercer qu’aucun autre endroit d’Azamyr.

La nuit est tombée depuis plusieurs heures déjà lorsque, à quelques mètres du comptoir circulaire, apparait une fumée noire constellée d’or. D’abord de la taille d’un poing, elle grossit rapidement, s’épand et s’étend pour prendre forme humaine, pour se constituer femme. Même une fois Serkhan matérialisée, cette brume ne disparait pas, dégagée par son épiderme, silhouette mouvante qu’elle ne remarque même plus.

La chirurgienne s’avance, un grand sourire aux lèvres, ravie de le revoir, ravie de découvrir son ami fidèle à lui même, de l’encre encore sur le bout des doigts et l’esprit toujours bercé des mots qu’il vient d’écrire. Elle approche pour une accolade sincère.

« Bonsoir Dorne. »

Lui aussi esquisse un sourire. C’est une grimace inhabituelle sur le visage du bibliothécaire, une humeur d’autant plus rare ces derniers mois que la jeune femme est bien vite intriguée. Il reprend en mentionnant thé et fruit, alors elle repère sur le comptoir les mets qu’ils affectionnent tous deux. Quelques fruits météores et des grappes de paleberge. Dorne a toujours été un hôte prévoyant, en plus d’un compagnon prévenant. Son ventre gargouille, finalement sans surprise pour peu qu’on la connaisse un peu.

« C’est toujours un plaisir de venir te rendre visite ! Je n’ai rien mangé depuis ce matin. »

Le temps file sans qu’elle n’ait le temps de le saisir. Il y a tant à faire, tant à découvrir et à soigner, tant à préparer, à prévoir et à compenser. Ils ne sont pas assez, même si tous fournissent un travail incroyable pour assurer la pérennité de cette petite colonie. Les journées sont longues et les nuits n’existent plus. De fait, les heures de repas sont devenues particulièrement aléatoires, surtout lorsque les journées sont aussi chargées que celle d’aujourd’hui. Ce rythme durant depuis plusieurs semaines, elle se rend compte qu’ils n’ont pas eu l’occasion d’échanger depuis.

« Les nouvelles sont toujours bonnes ! Aujourd’hui j’ai eu droit à un superbe cas, un triton qui s’est dit que ce serait chouette de taper la bise à un idorm. L’altercation a été succincte, merci à son ami qui a poussé la chansonnette, il s’en est juste tiré avec belle hémorragie interne et la nageoire croquée. Je te laisse imaginer le temps que ça a pris de le stabiliser. »

Son ton est passionné, son regard pétillant. Opérer une créature marine est toujours un challenge. Leur physionomie d’abord diffère, animale, leur constitution les rend plus résistants à certains soins et puis il y a cette contrainte non négligeable de l’eau salée, qui peut rendre certains soins particulièrement complexes. La laparotomie lui a pris des heures.

« Et toi alors ? » Elle se penche pour attraper quelques paleberges dans l’assiette,  jette un coup d’oeil aux documents éparpillés sur le comptoir. Des notes sur les nécromanciens qui viennent d’être mise au propre. « Que donnent tes derniers voyages ? »

Serkhan gobbe un fruit, un deuxième, d’apparence détachée, son inquiétude masquée derrière un comportement badin. Elle a souvenir que les derniers voyages du bibliothécaires s’étaient accompagnés de mauvaises surprises.

« Je suppose que le fait d'être accueillie par un ami et des vivres aident à rendre la visite appréciable je suppose ? »

Elle répond à sa pique par un clin d’oeil taquin, picorant dans l’assiette une nouvelle baie juteuse. Les paleberges ont cet avantage d’être produites en quantité non négligeable, capable de pousser sur n’importe quel sol, et ce dans n’importe quelles conditions. L’apparence, de fait la saveur également, diffèrent selon que le plant a enfoncé ses racines dans la terre riche d’une forêt boisée ou meuble du sable brûlant, qu’il ai souffert du soleil ou été brûlé par le gel, mais il aura toujours une valeur nutritive équivalente. Qualité admirable, incroyable si on la compare à ce qui subsistait sur terre. Des légumes eugéniques, gorgés de produits chimiques, colorées pour l’attrait mais devenus insipides depuis si longtemps que son arrière arrière arrière arrière arrière arrière grand-mère ne devait toujours pas connaître le plaisir de mordre dans une bonne pomme.
Ozéna est un monde fabuleux qui leur a appris à redécouvrir la richesse d’une terre verdoyante et fertile, le goût des fruits brunis par le soleil et le plaisir du jus qui éclate en bouche, sucré, amer, acide. Tant d’éclat sur les papilles. Serkhan s’est découverte gourmande, amatrice de verdure en tous genres, prête à dévorer chaque fruit éclatant -quand bien même les plus chatoyants soient les plus nocifs- chaque graine brûlante, chaque noix craquante qui a le malheur de croiser un portail.

A la mention de Cassia, elle reprend :

« N’hésites pas à lui rendre la politesse ! J’espère qu’elle ose de nouveau parcourir la rangée 3B.  »

C’était la jeune femme qu’elle avait croisée lors de son dernier passage à la bibliothèque. A demi croisée. Une visite express entre deux études menées pour un patient arrivé malade. Perdue dans son labeur, la médecin avait passé le buste au travers d’un portail le temps de lire quelques paragraphe d’un ouvrage sur la flore marine d’Ozéna. La romancière l’y avait surprise, au détour d’une étagère, le corps ainsi découpé à hauteur de la taille, et si on en croit la tête qu’elle avait tirée, elle avait certainement eu la peur de sa vie.

L’image mentale, aussi nette que bruyante, manque de tirer à la faucheuse un rire incompris alors que le fils Tillian a repris parole, contant des histoires toutes plus intéressantes les unes que les autres. Elle hausse un sourcil bien haut alors qu’il mentionne la récompense contre quelques portraits, l’oeil volontairement aguicheur à l’idée d’une offre en nature. Rien qui ressemble au tempérament du médecin, bien sûr, l’idée en est d’autant plus cocasse. Elle glisse une réplique entre deux phrases, sur le même ton que son regard :

« Tu sais que j’adorerai poser pour toi, Dorne. »

Qu’importe qu’il ignore sa pique, elle l’aura à l’usure un jour ! D’autant plus qu’il semble s’être détendu aujourd’hui. Un autre évènement dont il ne lui a pas encore parlé ?

Elle reste attentive malgré ses mimiques, notant d’ailleurs le quiproquo concernant le sujet du voyage. La jeune femme avait bien en tête ses visites dans les limbes, zone touristique prisée des morts et des nécromanciens, et non ses pérégrinations en dehors des remparts de la ville. Parade volontaire ou discussion biaisée ? Le cerveau humain n’a rien de fiable, il est trompé par une facheuse habitude à prendre des raccourcis, simple stratégie de survie. Si aucun processus automatique n’était appliqué, il serait saturé d’informations à traiter. Alors, si le bibliothécaire a compris “faire une balade dans les bois”, c’est qu’il y a quelque chose d’autre, dans sa caboche, une signalitique lumineuse peut-être, qui pulse “balade dans les bois”.

Il reprend, enchaîne sur l’avenir du bâtiment, du projet et tout ce qu’il représente pour la nouvelle civilisation d’Azamyr. Excellente nouvelle qui mériterait de déboucher une bouteille. Elle sourit encore

« Je suis sûre que je peux trouver un pétillant dans la cave de quelqu’un pour fêter ça ! »

Et si il le demandait, elle se servirait sans hésiter. Il enchaîne, reprenant encore sur une expédition, dont il serait le membre cette fois. Elle fige son geste -celui de gober encore une baie- pour se montrer plus inquisitrice.

« Monsieur le bibliothécaire va se mêler à la plèbe et prendre l’armure des explorateurs ? Que nous vaut l’honneur ? »

Curiosité, inquiétude peut-être aussi. L’extérieur n’est pas une partie de plaisir, dans un monde inconnu, tout est hostile. Faune, flore et collègues. L’air même parfois peut leur jouer des tours. Oui, il va devoir s’entraîner.

« De quoi as-tu besoin ? »

Le médecin est de meilleure humeur que ce qu’elle pouvait observer voila encore quelques semaines. Son demi rire en témoigne à l’évocation de sa collaboratrice effrayée, nouvellement inspirée.

« Oh .. peut-on parler d’inspiration divine dans ce cas ? »

Elle passe sa main dans ses cheveux dans un geste théâtral de splendeur et de suffisance innés, illustrant une fierté enorgueillie d’être la source de nouveaux écrits. Bien sur, si elle peut se jouer muse en son temps perdu, divin n’est certainement pas le qualificatif qui lui sied le mieux. La brume ébène qui s’échappe de son épiderme comme une malédiction et ses yeux vairons rappelleront davantage quelques chimères démoniaques qu’une nymphe séduisante. A ce sujet, Dorne rebondit sur l’idée d’esquisser son portrait. Il soulève un point intéressant, non des moindres, et la solution qui lui échappe n’a rien d’une suggestion.

« Ah il faudrait m’attacher, c’est certain. Mais même comme ça … »

La fumée qui constitue son corps, son être tout entier, s’épaissit soudainement, dissimulant sa peau, ses vêtements, son visage pour la fondre dans les ténèbres. L’instant suivant, elle réapparait dans le dos du bibliothécaire, assise sur l’autre versant du comptoir circulaire. Croisant les jambes nonchalamment, elle poursuit.

« .. je doute que tu y parviennes. Mais essaies, toujours, je suis sûre que je pourrais trouver une rétribution digne de ma participation. »

Un grand sourire étire ses lèvres, dual encore, séducteur, taquin. Le nécromancien n’a pas tort pourtant. Combien d’heures lui faudrait-il passer immobile, le corps tendu dans une position improbable pour que l’improvisé artiste tire un portrait fidèle ? Impossible à tenir, à moins d’un défi où elle s’assurerait bien sûr de le remporter haut la main. L’idéal serait plutôt qu’il officie alors qu’elle est figée.

« Ce n’est peut-être pas idéal, mais sinon pendant que je travaille. Il y a plusieurs tâches qui nécessitent de rester en place des heures durant. Bon, la tenue n’est pas la plus sexy par contre. »

A la poubelle les images tendancieuses d’infirmières en blouse courte, lorsqu’elle opère elle est habillée du cou aux orteils, protégée, masquée même. Les risques d’infections sont trop nombreux, d’autant plus dans ce monde où les sources se multiplient. Au moins ont-ils trouvé rapidement quelques équivalent aux formules nécessaires de base : antiseptiques, analgésiques, antalgiques et sédatifs, sans quoi le taux de mortalité serait autrement plus conséquent.

Dorne rebondit justement, évoquant ce besoin de découvrir qui les meut tous deux, viscéral et excitant, impossible à taire. La faucheuse note d’ailleurs l’évolution impressionnante de son interlocuteur. A leur rencontre, ce dernier recueillait des informations sur leur nouvel environnement. Faune, flore, races, dès lors que l’objet de son étude lui était pacifique, il l’observait, en rien désireux de se mettre en danger. Et voilà que dix ans plus tard, il évoquait apprendre à se défendre pour une première expédition dans Ozéna.

Serkhan a un nouveau sourire qui étire ses lèvres, celui fier et sincère d’une amie fidèle, honnêtement ravi de distinguer l’évolution et le courage de son partenaire de travail. Le danger que cela représente lui traverse l’esprit bientôt, mais tellement secondaire en comparaison de ce qu’il pourrait vivre, découvrir, ce n’est qu’un obstacle qu’ils pourront dépasser. Il veut sortir ! Rat de bibliothèque devient rat des champs, mais il va falloir apprendre à mordre.

Elle s’amuse aussi du sous entendu qu’il garde sur le bout des lèvres, qu’il murmure dans chacune de ses phrases sans l’énoncer à voix haute.

« Et du coup, que souhaites-tu ? »

Taquine avant d’être enthousiasme, bien sur. L’inverse ne lui ressemblerait pas. Dans un coin de son esprit tique néanmoins une petite voix : Pourquoi douter que Sélena veuille l’aider ? Sentinelle, la nymphe serait plus à même d’aider le scientifique qu’une médecin, moins expérimentée et moins formée. De ce qu’elle la connait d’ailleurs, l’exploratrice est d’ailleurs aussi dure qu’elle est bienveillante, ce qui certainement la rend d’autant plus intransigeante peut-être. Aussi, a-t-il peur qu’elle le soit trop avec lui ?
Serkhan détaille son interlocuteur, et si elle a encore le visage amusé, ses yeux se sont légèrement durcis, brûlant et glaçant à la recherche de quelques détails qui lui auraient échappés.

Inspirer les gens ? Elle opine vivement du chef en réponse à sa proposition, vivement et exagérément, un sourire d’autant plus large que son orgueil gonfle à mesure que Dorne poursuit son énoncé. Saisissant la perche au vol, elle l’agrippe et l’embellit encore, fine bretteuse et agile acrobate.

« Bien sur qu’il faut l’ajouter à ton étude. Prend un peu de recul sur la scène, je viens justement de t’inspirer cette révélation. Et ce fut un honneur. »

Depuis son perchoir, la dame improvise une courbette élégante, non moins habile qu’elle est assise sur le comptoir. Sa représentation fut brève mais pertinente, marquer les esprits voilà une qualité qui lui convient bien. Faucheuse ou malakim, spectre ou seelie, son jeu résulte toutefois de l’expérience plus que son ADN, ou bien au moins est-il inscrit dans des gênes qui n’ont pas muté. Ses nouvelles compétences non rien à voir avec l’inspiration qu’elle pourrait offrir, généreusement bien sur, à qui saura la nourrir suffisamment, rationnellement ou intellectuellement.

Au même titre que son humour, son goût pour la chirurgie est fidèle à celui dont elle disposait sur terre, sinon plus aiguisé encore. La disparité des races, par conséquent des anatomies et particularités, résistances et défiances de chacun de ces nouveaux être a offert à la jeune militaire un terrain de jeu qu’elle n’aurait jamais pu imaginer jusqu’alors, et elle se régale. Ses études lui prennent des heures, des jours et des nuits, mais de là à dire qu’elle puisse avoir une mine “profonde et réfléchie” … elle fait une grimace exagérée en écho à cette idée, illustrant ainsi la qualité de cette potentielle peinture s’il venait à la faire, avant de partir seule dans un rire idiot. Voilà qui ravirait les prochains étudiants, une faucheuse au visage tordu, penchée, scalpel en main et barbouillée de sang, sur un pauvre quidam inconscient, il y aurait de quoi crier à l’horreur.

Le nécromancien reprend la parole, et cette fois ci elle prend la décision de ne pas rebondir sur les différents propos, préférant réorienter le dialogue sur le sujet qu’elle devine le préoccuper vraiment. C’est d’ailleurs ce pourquoi il l’a faite venir ce soir, cette expédition à préparer, son entrainement qu’il souhaite recevoir et …

Elle hausse un sourcil dans un nouveau sourire plus espiègle, insidieux. D’aucuns pourraient la trouver effrayante, avec son oeil ocre qui brille dans l’obscurité et son rictus mielleux. Son ton perd une octave, durcit par une confidence tirée sournoisement.

« Oh … donc tu souhaites impressionner Séléna ? »

Revenir sur les sujets qui les préoccupe, oui oui. Alors bien entendu, la jeune femme occulte toutes les autres et suivantes paroles du médecin. Qu’importe la pommade, ses compétences, les projets qu’ils pourraient mener, le frisson de la découverte et l’adrénaline du danger, ce n’est qu’un blah blah blah insipide.

Il veut impressionner Selena.

Là, ça devient intéressant.

Elle se penche en avant, un coude vissé sur sa cuisse et le menton dans la main, bien confortable sur ses fesses et l’esgourde tendue, elle étire encore davantage son sourire, l’oeil malin.

« J’écoute ? »