Cling-cling, firent les piécettes qui passaient d’une main à l’autre. Zohar grimaça, ce que le boucher ne manqua pas de remarquer. « Désolé mon vieux, mais du pandamel… il n’y a que ça en ce moment, forcément les prix tombent.
- Normal, avec la saison froide qui approche.
- Je sais. Je peux pas faire mieux que ça.
- Tant pis. J’imagine que j’ai plus d’autre choix que d’aller faire le tapin dans les ruelles sombres.
- J’viendrai te rendre visite ! »
Zohar éclata d’un rire trop fort, en levant le majeur en direction du boucher. « Ah, désolé, je mélange pas le travail et le plaisir. Et puis, ta tête me file un peu la nausée… » ajouta-t-il d’un air narquois. En fait, il avait vraiment mal au coeur, même s’il doutait que la tête du boucher y soit pour quelque chose. D’un revers de poignet, il vint essuyer les grosses gouttes de sueur qui s’étaient mises à lui couler sur le front. « Ça va ? T’es tout gris. » demanda le boucher. « C’est ta gueule, je t’ai dit. » répondit Zohar d’un air agacé, avant de faire un petit signe d’au revoir précipité et de s’éloigner d’un pas mal assuré.
Qu’est-ce que c’était que ça ? Il n’avait pas été malade depuis son arrivée sur Ozéna. Un truc qu’il avait mangé ? Une maladie inconnue ? Peut-être ce parfum de rose capiteux et écoeurant qui flottait dans l’air, qui lui rappelait l’odeur poudrée des vieilles bourgeoises qui se serraient dans le métro et qui déjà sur Terre lui donnait envie de gerber.
Zohar s’adossa à un mur, faiblard. Allez, deux doigts dans la gorge et on se débarrasserait de ça. Il n’allait quand même pas s’évanouir, si ?

Si.

Zohar reprit conscience comme on se réveille d’une nuit d’après soirée, le bide en vrac, la bouche pâteuse et les yeux lourds. Il se redressa avec difficulté pour se remettre sur ses pieds, et aussitôt, le malaise qui l’enserrait s’évapora face à la curiosité. Autour de lui, rien. Il s’était réveillé au pied d’un arbre solitaire, bien différent des habitations du quartier central, et les pavés sous ses pieds étaient devenus de l’herbe. « C’est quoi ce bordel..? » murmura-t-il pour lui-même en observant les alentours. Le ciel matinal brillait de lueurs pastels.

« Hey ! »

Zohar se retourna vivement, pour voir une femme courir vers lui. Ses longs cheveux de miel ornés de fleurs volaient derrière elle, tandis qu’elle courait vers lui, ses pieds nus battant l’herbe couverte de rosée, ses mains fines tenant sa robe bleu pâle. Elle lui offrit un sourire en agitant la main dans sa direction, et Zohar en tomba immédiatement amoureux. « Qu’est-ce que tu fais encore là ? Dépêche toi si tu ne veux pas être en retard ! » lança-t-elle en riant. Zohar resta confus. « En retard pour quoi ? » demanda-t-il. La femme éclata d’un rire carillonnant.
Derrière elle, un homme apparut, la peau bronzée, des boucles brunes elles aussi fleuries qui lui frôlaient les épaules, un sourire d’acteur étincelant. « Pour le mariage, bien sûr ! » déclara-t-il d’une voix envoûtante, qui rendait impossible toute forme de résistance.

Avant que Zohar n’ait pu répondre quoi que ce soit, ils lui avaient chacun attrapé un bras et l’entraînaient avec eux dans l’herbe. Un mariage ? Quel mariage ? Il n’était pas habillé pour un mariage, il rentrait tout juste de sa chasse, il était couvert de poussière, de crasse et de sueur. « Je ne peux pas, je-… »
Il s’interrompit. Il venait de voir ses mains. Ses ongles, qui auraient dû être couverts de sang séché, étaient propres et nets. Ses paumes à la saleté incrustée d’avoir dû transporter les carcasses des bêtes étaient lisses et brillantes. D’un geste, il porta ses doigts à ses cheveux, et s’étonna de sentir la douceur de ses boucles habituellement emmêlées, ainsi que des pétales odorants. Un regard sur son corps lui apprit que sa tenue de chasse, usée et sale, avait été remplacée par des vêtements légers et neufs, semblables à ceux que portaient l’homme. Un espoir fou lui caressa l’esprit, et il porta sa main à son visage… Non, les cicatrices étaient toujours là. Un rêve ne pouvait pas être parfait. Car c’était un rêve, non ?

Ça ne pouvait pas être autre chose qu’un rêve. Un cortège d’invités, tous aussi beaux les uns que les autres, tous vêtus de tissus chatoyants et de couronnes de fleurs, s’étaient joints à eux. Ses enfants couraient en riant, jetant des pétales de fleurs sur tous ceux qui passaient près d’eux. Et tout ce petit monde descendait la colline, heureux, en direction d’un village qui avait des allures de carte postale. Zohar était certain d’en avoir vu un de ce genre dans un vieux livre de contes, lorsqu’il était enfant.
Il n’était plus vraiment inquiet, désormais. Il préférait mille fois cet endroit à Azamyr, et si le destin avait décidé de le téléporter ici, qui était-il pour s’y opposer ? Il valait mieux se laisser faire et profiter. Il se laissa entraîner par ses deux nouvelles âmes soeurs -car c’était ce qu’ils étaient, n’est-ce pas ?- jusqu’à une large place où se tenaient des rangées de chaises, sagement alignées sous des guirlandes de fleurs et des lanternes colorées. Le marié était déjà là, dos à eux, face à l’autel. Ils étaient effectivement en retard, mais cela ne semblait pas très important. Rien ne semblait plus avoir d’importance.

Zohar pris place entre ses deux nouveaux partenaires de vie -car c’était ce qu’ils étaient, n’est-ce pas ?-, étrangement guilleret. C’était la première fois de sa vie qu’il assistait à un mariage en tant qu’invité, et non pas en tant que petit personnel au service des grands mafieux de ce monde. Il aurait pu peut-être, un jour, si ça vie n’avait pas pris ce virage à trois-cent soixante qui l’avait expédié sur Ozéna.
Les conversations moururent soudainement, et Zohar suivit le mouvement en se retournant pour contempler la mariée qui remontait l’allée. Son visage était couvert d’un voile, et pourtant… Zohar fut envahi d’un sentiment de familiarité déconcertant, comme s’il la connaissait déjà. Comme les autres, il la suivit d’un regard béat, alors qu’elle venait prendre place aux côtés de son futur époux, et remonter son voile. Zohar retint de justesse une exclamation de surprise.

Sarah.

Sarah Bergrass.

Son premier amour, la femme de sa vie pendant quelques jours teintés d’une insouciance bienheureuse achevés sur une note d’humiliation amère. Un petit morceau d’adolescence qu’il avait oublié jusqu’alors. Il aurait préféré que cela reste ainsi. Que faisait-elle ici, comment, pourquoi ? Et elle osait s’afficher ainsi devant lui après lui avoir brisé le coeur ? C’était il y a des années, mais on n’oubliait jamais vraiment la première fois qu’on se retrouvait en miettes.

Alors que l’officiant commençait son laïus, la scène lui sembla tout de suite plus triste. Les vêtements colorés des invités se ternissaient, les fleurs avaient l’air fané… Un nuage s’aventura dans le ciel nu, masquant un instant le soleil, alors que la future mariée prononçait ses voeux, et que le marié s’apprêtait à faire de même. On attendait juste un « oui » de lui, et tout serait terminé. Il se tourna vers sa promise et pour la seconde fois, une vague de surprise passa sur Zohar. Cette fois, il ne put retenir son exclamation éberluée.

Rhys ?