L'amour le plus discret
Laisse par quelques marques
Échapper son secret.


Cela faisait quelques jours que la guilde avait accroché cette affiche dans le couloir du bâtiment principal, recherchant qui voudrait accompagner une expédition à l'extérieur. Ce n'était pas forcément raisonnable, car après tout, je ne connaissait pas encore très bien la ville en soi, alors le monde?
Pourtant, mon travail ne pouvait se passer de nature. Et même si mes observations m'avait donné de quoi faire dans les murs, avoir l'expérience et les connaissances d'une zoologue attitrée dans les rangs du groupe serait une véritable aubaine. Et pour moi aussi, il fallait le dire: La jungle ne m'avais jamais paru si inaccessible qu' à Ozéna par rapport à sa distance réelle.

Mais tandis que j'avais ce dilemme à régler, je ne pouvais m'empêcher de penser que Clemens serait une aide précieuse pour m'aider à choisir. Et en même temps, mes efforts pour me souvenir de toutes mes mémoires effacées avaient seulement accentuées des migraines interminables. Trop de choses à découvrir, autant à l'extérieur, qu'à l'intérieur de ma tête... J'étais sûre que quelque chose d'énorme, d'important, de capital même manquait dans tout ça. Même certains souvenirs revenus étaient si flous qu'on ne pouvait guère parler de véritable souvenir. Plutôt d'une hypothèse, presque un rêve. Et c'était difficile à supporter.

Alors j'essaye de me concentrer sur ma nouvelle vie. La guilde, la Maison du Ciel et du Souffle, le travail... Les rendez vous avec Clemens. Mon premier guide, comme je l'appelle encore, reste décidément en bonne place dans mes préoccupations. Était-ce du fait qu'il nous restait quelques rendez-vous? Ou la conversation ? Dans tout les cas l'ancien pêcheur semblait une bouée dans toutes mes interrogations. Et aujourd'hui, il faut que je fasse un choix.
Il faut que je sache ce qu'il en pense.

Le seul souci... C'est que j'oublie le nom du temple ou il officie. Alors mes pas me guident automatiquement vers le temple ou je l'ai déjà croisé, une fois, deux fois même. Jamais deux sans trois, c'est ce que l'on dit non?
Les marches du temple d'Ekaris accueillent mes pas comme on rentre dans la maison d'une amie. Peut-être que la Déesse me faisait signe de ses meilleurs sentiments à mon égard, et je souris à cette pensée. Après tout, ce n'était pas une évidence non plus, et trouver le bâtiment admirable, somptueux et accueillant n'était pas difficile, surtout quand à l'intérieur j'avais trouvé un ami, de chair et d'os.

La porte ouverte,  je passe la tête dans le couloir où prêtres, croyants et désœuvrés se mélangent en une troupe hétéroclite d'ailes, de voiles et de chevelures colorés. Mais pas de traces des grandes ailes plumées du malakim. Je fait le tour de la grande salle, et m'apprête à passer à celle des cérémonies lorsqu'une voix arrête mon manège.

Elle est douce, mais elle est inconnue, et je me retourne pour voir le visage du son grave derrière moi.
C'est un homme, grand, au cheveux blancs méchés d'un bleu diode faisant encore plus transparaitre la pâleur de son visage, l'air curieux mais pas inquisiteur, et surtout, surtout, habillé en prêtre. En haut prêtre.
Il demande si j'ai besoin d'aide, et comme prise la main dans le sac, je balbutie en rougissant, sans savoir pourquoi cette réaction autant orale et épidermique se produit. Il n'y avait rien de mal à chercher un ami, n'est ce pas?
Et pourtant le fouillis se fait dans ma tête, mes mains se resserrent contre la bandoulière de ma bourse et finalement, les yeux dans les yeux de mon interlocuteur, j’épèle avec difficulté:

"Je cherche ma...ma mémoire Monsieur!"

Pourquoi?
De toutes mes préoccupations, c'est celle-ci qui s'est proposé. Retrouver la mémoire, vraiment? Après avoir tenté des jours, pour perdre littéralement la tête sur l'obscurité inerte du passé?
Je rajoute encore:

"Je ne voulais pas déranger, si c'est le cas je peux partir..."

Je ne veux pas partir.
Je regarde encore un peu dans les yeux du prêtre avant de les baisser, le cœur battant trop fort. Un mensonge, un demi mensonge plus exactement... Dans un temple, à un serviteur des Dieux? Dans mon esprit, j'imagine le regarde déçu de mon ami, et mon cœur se serre...

Je devrais peut-être me reposer plus. A force de malmener mon emploi du temps, ma tête et mes pensées, j'étais à présent troublée par une simple question. Normale qu'il me la pose cela dit: J'ai plus l'air d'une fouineuse que d'une croyante. Cocasse d'ailleurs que je lui dise que je recherche bel et bien quelque chose, même si l'objet de mes recherches était plus sympathique que mon amnésie.

à son interrogation, je hoche la tête. Je pourrais changer de version, mais cela semblerai suspect, et puis... N'était-ce pas un des points où je me heurtais le plus à un mur? Après tout, parler de ma mémoire défaillante pouvait peut-être soulager au moins ce point là. Je relève un peu les yeux lorsque le prête accepte que je reste.

"Vous n'avez pas à vous excuser, après tout... Vous êtes bien plus à ma place ici que moi!"

Je montre la statue de la Déesse d'une main et esquisse un sourire gêné.

"C'est juste que... C'est ici que tout commence, et en même temps... C'est ici que l'on perd tout. N'est-ce pas?"

Pour ma part, j'avais perdu bien plus que la plupart d'entre nous en arrivant dans le nouveau monde. Ma mémoire revenait certes, de manière sporadique, mais... Je le sentais, cette chose si importante que j'avais perdu me hantait, comme un caillou dans une chaussure.
L'homme se présente, et mon sourire se fait plus franc:

" Nelly. Nelly Ba, enchantée."

Donner mon nom de famille était étrange, comme s'il ne m'appartenait plus. Ici, personne ne m'avait donné son nom, sauf ... L'homme en face de moi. Est-ce que ça avait encore de l'importance, ici où nous étions si peu?
En regardant de plus près, je remarque la forme des oreilles de mon interlocuteur, et reconnais là la marque d'un groupe de ma maison. Une fée? Peut-être. ça n'a pas beaucoup d'importance, sauf que ça me rassure. Ce n'est peut-être pas une bonne raison pour être rassurée, mais l'effet est le même.

La question du prêtre me rend un peu triste, et j'acquiesce de nouveau tandis que mes ailes se baissent doucement.

"J'ai perdu la mémoire en arrivant ici. Depuis, j'ai repris quelques bribes de mon passé, mais je sais qu'il manque des choses, y compris des choses importantes... Certaines choses sont très floues, et remuer mes méninges ne m'aide pas beaucoup... Pourtant, je sais que si je ne retrouve pas ça, alors il me manquera toujours quelque chose, même ici où la vie terrestre n'a pas d'importance..."

Je regarde la statue plus en détail, cherchant dans les traits de la femme ailée une réponse que la pierre blanche ne me dévoile pas.

"Enfin, je ne sais pas pourquoi je cherche encore ici. à priori les Dieux ne me rendront pas cela, en tout cas ça n'a pas été le cas depuis que je suis arrivée!"

En y repensant, ça faisait presque un mois. Un mois si court, et pourtant si plein que j'ai l'impression d'être là depuis beaucoup plus longtemps. Sûrement une raison de mon impatience... Devrais-je être plus clémente avec ma perte de souvenirs?

Tout comme Clemens l'avait fait avant lui, le grand prêtre prend le temps de me rassurer sur ma place ici. Croyant ou non, le temple accueillait tous le monde, ce n'était donc pas par gentillesse que mon premier guide m'avait offert cette opportunité. J’agrée d'un hochement de tête, mais cette fois plus enthousiaste, les yeux encore sur le visage du grand homme, avant de montrer la statue pour exprimer ce que me fait cet endroit.

Bien sûr, je laisse de côté certaines sensations dues à la présence de mon ami. Le fait que Clemens soit prêtre changeait un peu les choses: Les monuments religieux avaient une certaine forme plus chaleureuse, comme un reflet de ce qu'il incarne, et le fait de savoir qu'on pouvait partager les mêmes murs...

Je secoue la tête pour me débarrasser des pensées intrusives et mes cheveux bouclés caressent mes épaules un instant avant de se remettre à leur place. La mémoire perdue n'avait rien à voir avec tout ça!
Mais il fallait me dire, en y repensant, mes émotions quant au temple de mon arrivée étaient teintées de cette angoisse de l'amnésie tout aussi bien que des bons souvenirs passé avec l'homme aux ailes d'ange. Un mélange inextricable qui faisait de l'enceinte religieuse un endroit particulier pour moi, et que Monsieur Sin, d'une approbation ingénue, me donne raison de garder comme un lieu particulier.

Son geste, sa main contre mon épaule me fige un instant, et sans trop savoir pourquoi ça me donne envie de pleurer. Avec ses mots, il montre qu'il a compris mon sentiment de perdition, et un peu de ma solitude d'avoir perdu ce que la majorité, tous dans mes connaissances, gardait de la vie passée avant le portail. Ce geste de reconnaissance et de compassion me touche et je murmure:

"Merci... Je ne sais pas comment lire les réponses dans un temple, mais j'apprécie votre gentillesse à mon égard..."

Un silence s'installe un instant entre moi et le haut dignitaire, et mes yeux sèchent avant d'avoir osé laisser une larme s'échapper tandis que mon regard se fixe sur la déesse silencieuse, regardant ce contact avec ses yeux vides et omniscients avant que la quiétude du tableau ne soit rompu par la voix du religieux.
Je reporte mon attention sur lui, et l'écoute en réfléchissant.

"Mes premiers souvenirs sont arrivés automatiquement. Mon prénom... Je n'ai eu à y réfléchir qu'une seconde. Mon deuxième souvenir est venue... D'une discussion philosophique. Et mon troisième... D'une discussion ou l'enthousiasme m'a redonné la mémoire de ma profession."

Dans l'ordre, mon identité formelle, mon père et la zoologie étaient revenus le premier jour, et seulement de façon aléatoire quand je ne cherchais plus à le découvrir, seulement encouragé par une conversation agréable. Peut-être était-ce tout ce qui me manquait?

"... Depuis des souvenirs sont revenus, mais moins important. Des images et des sons de la forêt, des insectes que j'ai pu voir, des histoires qu'on m'a raconté, de la culture, des recettes... Mais rien d'aussi précieux que les premiers malheureusement..."

Il y avait au moins quelque chose que le haut prêtre avait su distinguer mieux que moi dans la résolution de mes lacunes mémorielles : Les souvenirs les plus importants étaient venus d’une discussion. J’avais passé des heures à fouiller dans mon propre cerveau, tandis que les choses les plus importantes de ce que j’étais venaient naturellement lorsque la discussion était intéressante et soutenue. Un binôme était plus efficace que mes heures de fouilles personnelles.

« Vous avez raison oui. Sûrement que je me suis focalisée sur la recherche au lieu de pense aux moyens… »

Je regarde le temple un instant avant d’oser demander avec un petit sourire :

« Vous avez quelques minutes à m’accorder ? Autant tester votre théorie, si vous le voulez bien. »

Le prêtre semble un moment plongé dans ses pensées, et lorsque je pense qu’au final lui demander son temps pour m’aider à une quête qui n’était sûrement pas ni intéressante pour lui ni dans ses compétences, sa voix propose que l’on prenne le temps de marcher pour en discuter. Je regarde ses yeux à la recherche d’une quelconque gêne ou un refus qu’il n’ose pas me formuler avant de demander :

« Vous êtes sûr ? Je ne veux pas vous accaparer ! »

Comme dans une semi réflexion, le grand homme me répond par une question sur le sujet de la discussion, et par réflexe nos pas se mettent en marche dans la salle. Je reste à côté de lui, à distance respectueuse, surtout pour les ailes déployées qui me suivent, et finalement son esprit semble se fixer sur une question : Mes intérêts.

Je regarde avec un peu de surprise l’homme fée avant de laisser échapper un petit rire discret :

« Je ne m’attendais pas à ce que la conversation commence par mes loisirs, mais c’est un bon départ ! Voyons... »

Depuis que j’étais arrivé, je n’avais fait que reproduire un schéma tout à fait logique : étudier la faune, et étudier le quartier pour ne pas me perdre. Le plaisir était là bien sûr, comme la passion de mon métier, mais de là à parler de loisir…

« Ici, j’apprends surtout encore la vie dans la cité. C’est un gros travail que d’apprendre à vivre quelque part, surtout quand je n’ai plus les bases de ma vie d’avant pour appuyer sur la méthode. Je note les rues, je fais des schémas, je reste surtout dans le Quartier Est… Et à part cela, je dessine les animaux que je croise. Je suis zoologue, enfin je l’étais sur Terre… Et ça me tiens beaucoup à cœur. J’étudiais les insectes. J’en ai vu quelques uns déjà. Mais comme tout est à faire… Je dessine aussi d’autres animaux. J’essaye de m’intégrer comme je le peux, mais ça ne fait pas encore un mois. Et vous ?  »

La question s’est glissée banalement dans la conversation, et je tourne la tête vers Lacrima avec un mélange de curiosité et la crainte qu’il ne veuille pas me répondre. Après tout, les prêtres aussi devaient avoir des loisirs...

Si je m'attendais en rentrant dans ce temps à parler de mes loisirs avec un haut prêtre tout à fait inconnu, j’aurais sûrement fait une moue dubitative. Et pourtant, à défaut d'avoir trouvé l'ami ecclésiastique, j'avais dû trouver son supérieur. Et, comme un pied de nez du destin, j'avais assez retenu son attention pour entamer une conversation pour, avec un peu de chance, m'aider à retrouver ma mémoire. A croire que les religieux d'Ozéna avaient le chic pour discuter avec le reste des citoyens, surtout les plus perdus. La réflexion me fait rire intérieurement, mais je me concentre rapidement sur la conversation tandis que nos pas se dirigent vers une statuette au teint d'albâtre et au regard tendu vers les cieux.
 
En matière d'amusement, je n'ai pas grand chose... ou plutôt j'apprécie les petites choses. Depuis petite, la curiosité m'amenait l'enthousiasme en toute occasion, alors les loisirs n'avaient que la même saveur de plaisir que le travail, tant qu'il était fait avec le cœur. Et du cœur... J'en mettais pour m'intégrer! Je détaille donc mes journées assidues, mes devoirs de nouvelle citoyenne et comment je mettais en pratique tout ça, et bien sûr je met en avant mon travail, mes recherches pour la guilde d'Ozénys, mes dessins... Et Monsieur Sin me regarde, attentif, dans une écoute silencieuse et presque méditative.

Et puis je lui renvoie la balle. Et comme s'il la voyait physiquement se rapprocher de son visage, ses yeux prennent un éclat de surprise, puis une brouillade qui désignait sûrement que l'homme de foi réfléchissait à sa future réponse. J'essaye de ne pas avoir l'air si curieuse, mais difficile de ne pas l'être: Que pouvait-on aimer faire lorsqu'on choisissait la voix de la Foi?
Après quelques instants de silence à peine troublés par le bruit de fond des âmes passantes de la salle principale, un sourire se fige sur le visage du fae avant que sa voix réapparaisse, calme et réfléchie. J'écoute attentivement, et si l'expression "prendre un verre" chez un prêtre m'avait surprise, le constat est plutôt que l'homme restait.. un homme. Un homme de culture et avec une petite fibre artistique même, ce qui, sans que je ne sache trop pourquoi, me touche.

"Mes parents adoraient les plantes. Ils étaient botanistes..."

ça, je m'en souvenais. Les ballades d'enfant dans les pattes des parents qui regardaient chaque pousse avec admiration, détaillant racines, tiges, feuilles, fleurs, fruits avec un mélange de passion et d'émotion qui m'avait touchée si fort que j'étais moi aussi tombée amoureuse des bois denses, si rares sur Terre...

La remarque de dépréciation me fait presque sursauter, et je me tourne plus franchement vers mon interlocuteur avant de faire part de mon avis, d'un air plus que sérieux:

"Je trouve ça au contraire que c'est très intéressant. Pourquoi ça ne le serai pas pour vous?"

Enhardie de ma réflexion, j'ajoute encore:

" L'épanouissement personnel est important pour tous. Comment pourriez vous être sensible aux autres si vous ne l'êtes pas avec vous-même?"

Je remarque alors le regard intimidé du grand prêtre et fini, d'une voix plus balbutiante:

"Il ne faut pas... Sous-estimer vos appréciations. Elles peuvent en inspirer d'autres..."

Puis mon élan disparaît, et je finis par regarder le parterre orné d'arabesques tandis qu'un silence mi-figue mi-raisin s'installe entre nous. Et c'est lui qui le brise, reprenant la conversation sur mes centres d’intérêts, et je reprend un petit sourire de convenance. Tous le monde pouvais être mal à l'aise d'avoir une conversation sur soi, sûrement un trait d'introversion de ecclésiastique qui doit sûrement plus écouter que parler de lui, surtout dans son métier. J'écoute donc ses questions, et sors de ma bourse le carnet avant de lui montrer le premier croquis du géridoré, ce petit insecte présent partout sur les étendues d'eau douce de la cité, lumineux comme des étoiles aquatiques dès la nuit tombée.

"Je ne suis en fait pas une grande dessinatrice. Je suis anatomiste, c'est tout. ça fait partie du métier, pouvoir voir et identifier les détails physiques de la faune pour pouvoir l'inventorier... Je dirais donc que je suis enthousiaste à trouver de nouvelles espèces, d'en faire un dessin qui permette de l'identifier et de le connaître mieux sans avoir besoin de le toucher, en déduire ce qu'il peut faire ou non... Et pouvoir déduire des choses telles que sa dangerosité, par exemple."

C'était ici bas la chose la plus importante pour le peuple Azamyrois: Se savoir en sécurité. La deuxième chose était peut-être de savoir si ledit animal avait des vertus, qu'importe laquelle, qui puisse être exploitée. Mais c'était bien moins une sensibilité pour moi: Les insectes n'intéressaient pas beaucoup, en matière d'utilité.
Je laisse l'homme regarder le croquis, profitant de ce moment pour zieuter si je reconnais dans les silhouettes qui nous entoure une paire d'ailes dorées, mais rien. Il ne devait pas être ici aujourd'hui...
Je me reporte sur la lecture de Lacrima et ajoute à propos de mon métier:

"Si mes parents étaient des amoureux de plantes, je leur ai préféré les animaux qui allaient dessus. J'étais follement attirée par les couleurs, les bruits, les mouvements des petites bêtes, et cela ne m'a plus quitté. Enfin... Juste une journée, en vérité."

J'ai l'impression que mon commentaire a atteint une part du prêtre, qu'il n'a pas été vain, mais à part un sourire énigmatique rien ne répond à mon intervention. J'imagine l'homme timide, comme inconfortable pour parler de lui, et n'en rajoute pas plus, me contentant de bifurquer vers mes intérêts en détaillant plus précisément ce que je fais tout en contournant une fontaine à l'effigie de la déesse semblant observer nos allers et venues.

Je profite du moment pour montrer mon dessin. Une première impression avant de le montrer à Clemens (même si, je le sais, mon travail est bien fait) ne serait pas à jeter. Père Sin (dont-on l’appeler ainsi, même ici?) reste un moment contemplatif, semblant lire mes annotations (hélas écrite comme un chat, il faut avouer que mon écriture n'est pas jolie) tout en suivant les traits charbonneux du crayon sommaire avant de confirmer que mon travail n'est pas vain.

Bien que je sache la valeur tout ça, le compliment me touche, et je souris en guise de remerciement au prêtre tout en croisant mes mains dans mon dos.  Je n'étais pas la seule à étudier la faune, et encore moins apte à parler de flore ou de minerai, mais la Guilde d'Ozénys qui m'avais prit en tant que zoologue avait tout un groupe compétent dans ces matières et, il est vrai, j'étais plutôt fière d'en faire partie. Dans un sens, nous faisons avancer la cité vers la culture et la connaissance de son propre milieu. Oui, la zoologie était vraiment une passion et un art auquel je me consacre corps et âme.

Et puis le fae me pose une question qui me fait réfléchir plus profondément.

Un animal qui m'a marqué?

Il y avait beaucoup de réponse à cette question, mais quelque chose me titillait suffisamment l'esprit pour que je ne laisse pas la hâte répondre à ma place. De côté, je pouvais déjà mettre tout ce qui n'étais pas entomologique: les insectes étaient ma tasse de thé, alors cet animal en faisait partie, sans aucun doute. Je creuse plus profondément, les yeux dans le vague d'un parterre de fleurs sauvages laissé la pour Ekaris, essayant d'imaginer quelle espèce, quelle forme cet animal avait.

"C'est... Un papillon."

Un coléoptère, oui... Le battement de ses ailes m'apparaît à contrejour, en faisant une ombre sans couleur ni détail. Un papillon... Un grand papillon.
Soudain, un mal me vient et je grimace. Satanée mémoire, et satanées migraines... J'inspire, expire profondément, et lance un regard géné au prêtre.

"Pour l'instant... Je peux vous dire que c'est un grand papillon. Mais pour le moment, rien de plus précis si je ne veux pas finir dans le noir avec un mal de crâne ingérable... Continuez je vous prie, je crois que c'était un détail important!"

L'exploration de mon subconscient semblait bien plus aisé avec l'aide du prêtre qui, patiemment, donnait des questions qui faisaient écho à ma mémoire, se faisant un peu plus conciliante sous les interrogations d'un tiers.

Cependant, ça ne donnait pas encore de résultat probant. Ma tête se fait récalcitrante et une pointe indiquant une migraine approchant me fais arrêter ma marche. Le papillon était important, mais pour en savoir plus... Il faudrait aller au travers des maux de crâne qui me tourmentais. Cherchant du regard, je finis par me diriger vers un banc ombragé par la végétation et m'y assois, reposant un instant ma tête pour mieux me concentrer.

"Des fleurs? Non. Il y a des feuilles par contre, un peu comme ici... De la végétation éparse. J'ai passé beaucoup de temps dans les rares jungles encore existantes, sur Terre... Les seules endroits où la nature existe encore."

Je regarde un moment la flore du temple, essayant de transposer le souvenir sur ces feuilles d'un nouveau monde, mais la main sur mon épaule me déconcentre et me ramène à sa question. Je fronce les sourcils et dit:

"Le vert. Ce n'est pas difficile d'imaginer que ce soit le vert, j'aime tellement la nature..."

Soudain le papillon prend une colorisation et ma phrase reste en suspens. Vert, oui il l'étais lui aussi. D'un beau vert clair fascinant, passant au noir profond sur les tuiles méridiennes. J'avais vu cette bête magnifique!

"C'est un... Papillon de la Reine Alexandra!"

La surprise se lit dans mon ton et dans mes yeux, émerveillée de nouveau d'avoir pu trouver pareille merveille qui ne devait plus exister depuis des siècles. Devant la mine interrogatrice de la Fae, je me met à décrire l'animal:

"C'est un papillon sensé être éteins depuis des centaines d'années, très rare déjà à l'époque. Un papillon de Nouvelle-guinée, vert et noir, avec un corps très particulier et des ailes gigantesques. C'est le plus grand papillon au monde vous savez? Enfin, c'était... Et j'en ai vu un! Quelle redécouverte... J'ai dû en parler à quelqu'un, mon travail est fait pour retrouver des choses comme celles-ci... Mais je ne me souviens pas à qui j'en ai parlé. C'est incroyable n'est-ce pas?"

Il n'était pas difficile de savoir que ma mémoire était visuelle, et que pas à pas, espérant ne pas tomber sur un énième maux de tête, l'image du coléoptère se figeait dans mon esprit, comme une photographie de l'ancien temps qu'on devait fixer pour ne pas la perdre. Ressurgissant de l'ombre qu'Ekaris avait jeté sur mes souvenirs les plus précieux, le papillon de la reine Alexandra bat des ailes dans une lumière aveuglante, à contre jour, jusqu'à ce que son dégradé verdoyant soit posé sur ses ailes imposantes, comme si le soleil, se faisant plus conciliant, acceptait de ne plus se reverber sur la beauté insolente de l'animal légendaire.

Et c'est sous une fascination et un enthousiasme non feint, à l'ombre du feuillage rassurant du temple de la déesse que je retrace à la craie les détails incroyables de l'anatomie de l'insecte, sous une écoute plus qu'attentive du haut dignitaire qui porte même une expression intéressé, comme si ma motivation se projetais en miroir sur le visage pâle du fae qui n'avait jamais dû voir un papillon de sa vie, comme tant d'autres.

Et d'ailleurs, comme pour expliciter ma description, Monsieur Sin me demande si je pouvais le redessiner. Pas besoin d'y penser plus de quelques secondes: J'acquiesce d'un hochement de tête puis ouvre mon carnet avec détermination, voyant déjà dans ma tête les traits à faire, les mécanismes métaboliques du corps et les nuances de verts, de bleus et de noirs, et frustrée même de n'avoir aucune couleurs à proposer. Il faudrait remédier à cela, acheter du fusain de couleurs, des crayons, du pigment...

J'esquisse rapidement la forme générale de la silhouette en grandeur plus ou moins réelle, une page entière en paysage étant nécessaire pour les ailes déployées de l'Ornithoptera, et explique en même temps que je souligne les détails:

"ici, la paire d'ailes antérieures ont une forme très particulière, la majorité des papillons les ont plus triangulaires, tandis que là, nous sommes sur une forme oblongue. Au centre, un thorax noir, et je ne peux pas mettre de couleur mais l'appendice de ce papillon de jour est d'un jaune vif. Il y a une différence de couleur et de forme entre les mâles et les femelles, mais celui que j'ai vu était à coup sûr un mâle. les femelles sont plus grandes, mais moins colorées. Et pour les ailes postérieures, elles sont plus rondes, mais comportent plus de vert que les antérieures. Si je pouvais vous en présenter les couleurs... Mais voilà, au moins vous avez une idée générale de l'animal que j'ai vu."

Je tourne le carnet vers mon interlocuteur, captant son regard pour mieux observer sa réaction, et souris chaleureusement.

"Il existait tellement peu de papillons dans le monde que d'en voir un, et surtout celui-ci... Une énorme chance, pour Danaï comme pour moi!"

Mon corps se fige alors, tétanisé par le nom prononcé comme une balle en plein cœur.
De toute les choses oubliables du monde, c'était ma petite fille, ma précieuse fille que j'avais oublié. Et instantanément, l'enthousiasme s'envole quand mon cœur se fend, au profite d'énormes larmes.