L’arrivée sur Ozéna n’a pas été le nouveau départ dont Kiran a rêvé pendant presque dix ans. Et rêvé il a, s’imaginant des centaines de futurs dans des dizaines de mondes, un seul invariable en condition sinequanone: ne pas traverser seul. La chute a été rude, alors, et si le monde idyllique a vite fait pâlir ses imaginaires, le seulement si manquant l’a enfermé dans une spirale dépressive dont il a du mal à s’extirper. D’autant que dans ses flâneries, dans ses utopies, lui aussi, il devait changer. Assurément, poser le pied au nouveau monde allait révolutionner Kiran en même temps que le reste. C’était une évidence absolue qu’il n’a jamais questionnée. Il s’est imaginé mieux, plus ainsi, moins comme ça, aidé par ses nouvelles conditions. Il avait même craint de perdre les parties de lui qu’il aimait bien. Alors il s’est trouvé désappointé, le nouveau spectre, de découvrir que même la mort ne l’avait pas changé. Qu’il était toujours distrait, hésitant, oublieux, éparpillé, anxieux, froussard, mélancolique, triste. Il ne s’est pas trouvé de grand dessein, pas plus qu’il ne s’est vraiment établi dans cette nouvelle société, se contentant de graviter autour, à quelques années lumière, exactement comme sur Terre.

Aujourd’hui, tout va changer, cependant. Il se le dit poings sur les hanches, l’espiègle à l'œil, le sourire au coin, les cheveux au vent. Tout ça, depuis l’intérieur bien sécurisé de sa chambre, elle-même entourée du bâtiment de sa maison, lui-même entouré des murs de la ville. Il est aussi aventurier et courageux qu’un linge de maison, et l’idée insensée lui efface le sourire. Kiran ne se démonte pas -à l’inverse d’un linge, assurément-, et finit de rassembler les quelques affaires qu’il a prévu d’emmener. D’aucuns pourraient dire qu’un enfant de six ans s’enfuyant de chez lui aurait préparé à peu près le même sac, mais il y aurait un peu de mauvaise foi. Les préparations ont été réfléchies autant qu’elles pouvaient l’être, c’est-à-dire un peu moins qu’à moitié, et infiniment plus que le plan général, ce dernier étant encore inexistant. Pourtant, son côté anxieux voudrait vraiment tout planifier, tout organiser, sauf qu’il lui est difficile d’envisager l’inconnu, n’ayant aucun point de référence. Le dilemme l’ayant agacé, l’impatience a pris le pas sur la raison, et il s’est dit que ce serait comme peindre une toile: il faut bien commencer quelque part.

Sauf qu’une fois à l’extérieur, à l’orée du mur, qu’il a pourtant déjà franchi quelques fois, il piétine, hésite. Piètre aventurier s’il en est, il n’a pas de doute que sa ‘place’ à la guilde des explorateurs, qui n’en est pas encore vraiment une, restera à ce statut d’entre-deux tant qu’il aura cette terreur profonde de mettre les pieds dehors, pour ainsi dire. Après tout, une société si jeune a besoin d’individus utiles, et son utilité se limite aux cartes qu’il aime à dessiner, mais qui sont en tous points imparfaites: il n’a aucun entraînement, aucun diplôme, il n’est qu’un type qui faisait des dessins dans sa chambre et dont les poumons étaient malades.

Stop. Stop. Il a besoin d’un bâton à mettre dans les rouages qui l’ont attrapé par la manche et l’emmènent jusqu'à l'auto-sabotage. Besoin d’une force centrifuge pour l’emmener au bout du monde -de son monde à lui, en tout cas-. Il a besoin d’un poisson pilote. Il s’ébroue presque à la manière d’un clébard mouillé pour remettre les idées à leurs places, et cherche des yeux une solution à son problème. Un peu plus loin, marchant en direction de cet inaccessible, il aperçoit Amelia Gouttenoire, parangon de courage et de style, du point de vue très extérieur qu’il en a. La vérité, c’est qu’il ne la connaît que comme ça; de vue, de nom. S’ils partagent une maison, et, en quelque sorte, une guilde, il n’en sait pas plus que ça sur elle. Mais l’image qu’il en a, ses airs froids, ses allées-venues, et surtout sa présence à l’instant T en font la personne idéale. Il songe à la héler, à lui demander s’il peut l’accompagner un temps, mais il la voit déjà l’envoyer paître, à raison, et il a vraiment besoin de ce succès, aujourd’hui. La solution s’impose alors comme une évidence:

Il n’a qu’à la suivre à son insu.

Il n'a pas l’intention d’aller bien loin, il veut juste sortir, aller faire quelques dessins, assez proche pour pouvoir rentrer en courant au besoin, et revenir en un seul morceau. Le moment est presque passé, sa cible quasiment hors de sa vue, alors il remonte son châle sur son nez et se met en route avant qu’il ne soit trop tard. Cy marche avec l’air suspect de celui qui veut paraître naturel, et entame ainsi sa filature. Filature qui n’en a que le nom, vu son inefficacité dans l’art de la discrétion. Surtout qu’aux abords directs des remparts, il n’y a pas d’endroit où se cacher, et Kiran s’attend à tout instant à être découvert en plein crime. D’autant plus qu’une fois les premiers pas faits, il trouve son rythme, il se sent mieux, dehors, et il se dit qu'il aurait vraiment pu faire ça seul. La zone n’est même pas complètement sauvage, avec ses fermes disséminées. Très absorbé par sa poursuite, dont il n’a plus vraiment besoin, il reste très focalisé sur Amelia, aux aguets du moindre regard en arrière, qui le ferait sauter vaillamment sur le côté en espérant atteindre un fourré ou un buisson quelconque, sans même se soucier de la nature qu’il est venu voir.

Mais petit à petit, à mesure que les arbres s’étirent au-dessus d’eux, l’émerveillement casse sa concentration, et l’excitation prend le pas sur tout le reste. Tant et si bien qu’il repère un arbre aux branches dénudées qui lui semblent atteignables, et l’envie de prendre de la hauteur devient irrésistible. Le plan devient limpide: il est venu là pour grimper à cet arbre et dessiner la vue. Faisant fi d’Amelia, du fait qu’il ne devrait pas être si proche d’elle dans une forêt où il l’a sciemment suivie, et par conséquent d’une discrétion déjà discutable, il s’élance dans l’arbre avec une agilité insoupçonnée pour quelqu’un qui a peu grimpé aux arbres. Les prises sont évidentes, et il arrive sans mal à la destination qu’il s’était fixée. Il sécurise une assise précaire sur une branche, et sans attendre, défait les boucles de sa besace pour mettre son plan à exécution. Le geste est trop rapide, et le sac lui échappe, tombe, et va s’écraser plus bas en dégueulant son contenu au pied de l’arbre.

Le problème est plus haut.
Trop haut.

"Au secours." Couinement étranglé, à peine entendu par les branches auxquelles il se raccroche désespérément. Dans une tentative de rattraper le sac avant la chute, il s’est penché un peu trop loin en arrière, et a perdu l’équilibre. Il est maintenant enroulé à la branche, tétanisé de vertige et de terreur, avec une solution qui s'éloigne à chaque instant et qui aura certainement quelques questions à lui poser. Il songe d'ailleurs à ne pas affronter la honte et à rester là jusqu’à tomber, mais il s’écrie malgré tout: "Amelia, à l’aide!" en espérant qu’elle ne soit pas trop loin pour l’entendre.

Kiran peut l’affirmer sans frémir: il ne s’est jamais retrouvé dans une situation pareille. Ce postulat repose sur plusieurs observations simples: d’abord, il n’a jamais poursuivi quelqu’un dans une forêt; ensuite, il n’a jamais grimpé un arbre; et pour finir, et il n’a jamais failli tomber d’un arbre. L’équation n’a donc aucune inconnue: tout ça additionné égale une situation nouvelle (et ridicule). Un instant, entre la trouille et la gêne, il en sourirait presque: une nouvelle expérience. Certes, peu idéale. Mais dans son journal du nouveau monde, il pourra décrire les sensations de la branche qui s’insère progressivement dans son bras même à travers les vêtements, la nausée qui accompagne le fait de faire le cochon pendu, et même la honte cuisante à l’idée qu’on doive le secourir de cette position précaire.

Son journal du nouveau monde n’est destiné qu’à une seule personne, et il est caché de sorte que personne d’autre ne pose les yeux dessus. Parce qu’il a bien conscience, Cy, de la petitesse de ses aventures oubliables. Ses extraordinaires sont le trivial des autres. Certaines de ses journées tiennent certainement avant le petit-déjeuner des pionniers d’Ozéna, et même s’il n’est pas très mêlé aux autres, il passe suffisamment de temps à les regarder pour s’en rendre compte. D’aucuns diraient que cette propension à l’observation fait partie du problème. Qu’importe. Pour l’heure, il est enroulé à sa branche tel un serpent autour d’une proie, ou, pour être plus exact, tel une paire d’écouteurs emmêlés sur eux-mêmes. Dans le méli-mélo de jambes, de bras et de bois, le spectre ne sait pas forcément s’il tient l’écorce de l’arbre ou la sienne.

Le moment où leurs regards se croisent a très certainement fait disjoncter l’espace-temps. Parce qu’il dure, précisément, des plombes. Et plombé il est, le spectre, plus lourd à chaque instant alors qu’il la regarde à l’envers, les joues brûlantes. L’idée de se laisser tomber devient son oasis, et il est même pas foutu de savoir quoi dessiner sur sa tronche pendant qu’il la regarde, techniquement de haut mais en réalité de très, très bas. Un sourire gêné ? Un rire ? Une grimace ? C’est un peu un mélange de tout qu’il se peinturlure aux traits. Un sourire pincé et un bruit qui pourrait ressembler à un rire pour qui n’en a jamais entendu. Le fait que l’exploratrice, la sauveuse, ait le rire aux lèvres le rassure un peu: elle n'est pas plus surprise que ça de trouver un abruti pendu à un arbre précisément là où elle est. Il pourra peut-être se marrer avec elle quand il aura la tête à l’endroit, mais pour l’instant il est très évident qu’elle rit à ses dépends, et il ne peut absolument pas lui en vouloir. Et encore, elle fait au moins mine de se retenir. Quelques heures plus tard, le temps se remet en mouvement, Kiran mille ans plus vieux pourtant sans cheveux blancs. Ses muscles inusités commencent à brûler alors qu’il s’entend répondre très sérieusement “J’ai grimpé,” à la question de son chevalier en armure. Comme toujours, le petit décalage entre la bouche et le cerveau fait qu’il réalise trop tard que la question n’attendait pas spécifiquement de réponse.

Elle aussi doit avoir un décalage. Parce qu'elle dit j'arrive, mais elle n'arrive pas. Au contraire, elle prend le temps de déposer ses affaires une à une à côté de celles, éventrées, du dessinateur. “Pas de souci, j'ai tout mon temps.” Même pas de sarcasme dans la diction alors qu'il devient clair qu'il n'a pas tout son temps: son accroche devient instable, il doit fréquemment replacer ses mains rendues moites par l'effort. Il va tomber. Ce serait le comble de tomber à ses pieds maintenant, ou pire, juste avant qu'elle n'arrive à sa hauteur, alors il redouble d'efforts et prend son mal en patience. L'ascension démarre et dans chaque geste il exude d'Amelia une assurance qui colle le tournis au spectre suspendu, à moins que ce ne soit le vertige. Les mouvements sont faciles, maîtrisés, élégants, même vus à l'envers.

Amelia s'assoit sur son perchoir, et sans le moindre effort le sort de son prédicament. Comme ça. D'un bras. Comme s'il n'avait été rien de plus qu'une petite bête, ou un bout de chiffon sur le point de tomber d'une étagère. Si Kiran avait eu l'égo trop gros, ça lui aurait rendu taille normale. Bientôt, ses fesses se retrouvent à nouveau assises sur la branche, et un soupir de soulagement relâche une partie de la tension. Sa respiration revient à la normale. Le “Merci” sort en réponse automatique avant qu'il ne l'ait pensé. Enfin, il pose les yeux sur Amelia, et la voir enfin à l'endroit lui arrache un rire soufflé. Le ridicule de la situation le rattrape plus facilement, maintenant qu'il n'est plus au bord de la chute.

Il répondrait bien non, ça va aller, à sa proposition railleuse, sauf que la peur qu'elle le prenne au pied de la lettre est trop grande pour courir le risque. A la place, c'est dans un sourire qu'il s'exprime, rieur: “Seulement si c'est fait avec autant de classe que ce que tu viens de faire.” Ca lui semble important à souligner. D'ailleurs, s'il avait pas tout de suite agrippé ses mains à la branche, il l'aurait applaudie. Ce type de force surhumaine, il en a entendu parler, évidemment, mais la mise en scène et l'attitude font presque tout le boulot. Elle aurait eu bien d'autres moyens de montrer sa puissance et d'obtenir le même résultat, mais elle savait exactement ce qu'elle faisait. Pas comme lui, à l'évidence. Son admiration renouvelée, il manque de lui dire le c'est pour ça que c'est toi que j'ai suivie qui lui vient à l'esprit. Il a tout de même la présence d'esprit de la fermer, mais la gêne revient. Sa sauveuse n'aurait qu'à lui mettre une bonne tape dans le dos pour qu'il redescende tout seul comme un grand. "Je veux bien de l'aide, oui. C'est plus facile dans l'autre sens.” Elle va certainement lui demander ce qu'il foutait là, et même si la demi-vérité est innocente, la vérité totale, elle, l'est moins. Dans tous les cas, il faut déjà redescendre, et la logistique n'est pas limpide, pour Kiran. Il s'observe, observe Amelia, observe la branche et le sol loin en bas. “Il faut que je, euh?” Il lâche une main pour mimer une sorte d'étreinte, d'accroche, dans sa direction. “Non en fait je sais pas, surprend-moi.” Seul bémol, en fait, le spectre n'a pas du tout envie d'être surpris, là tout de suite. Trop tard. Il fermerait bien les yeux en attendant son sort, mais la perspective de perdre l'équilibre les lui garde au contraire bien bien ouverts. Kiran voudrait bien voir le sol arriver, si possible à vitesse raisonnable.

Par nature, Kiran est plutôt imperméable à la honte. Elle a tendance à lui tourner autour, au vu du ridicule de ses situations, mais ne parvient pas toujours à faire mouche. Il manque des accroches à l’esprit lisse de fierté et de dignité, alors elle glisse sur lui sans l’atteindre. Difficile de dire si c’est parce qu’il est parfaitement conscient de son imperfection et de ses lacunes, ou simplement si ça lui passe au-dessus.

D’autres fois, il se la prend en pleine tête.

Rien à voir avec le fait d’être sauvé par une inconnue, ce qui donne à ses joues cette teinte cramoisie, c’est qu’il a suivi Amelia jusqu’ici à son insu. Sans cela, si la coïncidence les avait placés là tous les deux pour se payer sa tête, il aurait tout accepté dans un rire sincère. Là, tout est plus étranglé, parce que Cy a un secret, et qu’il garde aussi bien les secrets qu’une passoire garde l’eau. Et pire, il a l'impression d'avoir été découvert. Qu'elle sait. T'as de la chance, qu'elle a dit plus tôt, l'exploratrice herculéenne. Mais Kiran, il a saisi le non-dit, le sous-entendu: Elle sait bien que la chance n'a rien à voir là-dedans. Une autre pensée vient aussitôt contrer celle-là. Peut-être qu'il imagine tout, et que la remarque est innocente. Depuis des milliers d'années, il existe un proverbe sur les deux loups qui existent en chacun. Ceux du spectre jouent au ping-pong, envoyant le doute d'un côté à l'autre, sans qu'aucun des deux ne faute. Il préfère alors enterrer la remarque de l'héroïne dans un coin de sa tête, pas prêt à décider de sa signification trois kilomètres au-dessus du sol. Quelques mètres, plus précisément.

Au moins, sa sauveuse aux cheveux nivéens rit à ses remarques, ça le soulage un peu. Ca doit prouver que sa phrase précédente n'avait pas de double-sens. Ce qui veut à son tour dire qu'il est activement en train de lui cacher les raisons de sa présence. Ou du moins, les circonstances de sa présence. Il se sent prédateur, alors qu'il n'en a ni la carrure, ni la morsure. Tout au plus, il est mouton qui a marché dans les traces d'un loup. Pourtant, il s'invente chasseur, comme si l'intention n'avait pas été parfaitement innocente. Ses rouages anxieux tournent et grincent alors que la vie et la conversation continuent hors du tortueux de son esprit, le spectre scindé en deux. Amelia aux jambes ballantes à côté de lui, et la masse croissante de ce qu'il lui cache, qui est en train de lui bloquer la gorge et écraser les poumons.

Elle se tourne pour l'inviter à s'accrocher, à la manière d'un môme sur un dos parental, d'une coquille sur un escargot, d'un sac à dos, ou encore d'un menteur éhonté. La marche à suivre lui est offerte, mais rongé par une culpabilité fulgurante, Kiran ne s'exécute pas. La partie de lui qui a bien conscience de l'exagéré de la réaction n'est qu'une petite voix dans une cacophonie de honteux. "Attends, avant je dois te dire quelque chose." Tout à coup fort solennel, le criminel du dimanche, Cy observe le vide à ses pieds. T'as de la chance que j'ai été là. Phrase étincelle au feu de forêt de ses angoisses. Phrase zombie sortie de la tombe peu profonde où il l'a balancée deux minutes plus tôt. "C'est pas de la chance." Le spectre se place en condamné d'un procès sorti de nulle part, juge et bourreau. Le t'es complètement con marmonné par le bon sens ne l'atteint absolument pas. Le bon sens pousse un soupir et retourne se coucher. "Je t'ai suivie jusqu'ici." Il ose un regard dans sa direction, avant de le remettre sur le sol, loin en bas. Du fond de son lit, le bon sens déclare que les révélations auraient au moins pu attendre la terre ferme. "Je voulais juste réussir à passer les murs, et t'as toujours l'air de savoir où tu vas. Du coup, voilà.. pardon." Il hésite. Creuser un peu plus sa tombe en continuant de déblatérer, ou se taire et attendre la sentence. Il semble décider de ravaler tous les mots qui viennent ensuite. Malgré la peur du couperet, le soulagement est imminent. Il se permet même un "C'est bon, on peut y aller" au ton plus léger, puis se ravise d'un "ou pas, d'ailleurs, c'est toi qui vois." Le soulagement se gâte un peu à l'idée qu'elle pourrait décider de le laisser planté là. Mais au moins, il sera perché repenti.