8 JANVIER 4180, 12H30

L’air triomphant de sa mère à l’autre bout de la table irritait le jeune homme. Lui se tenait de manière nonchalante, aussi bien avachi qu’accoudé à son fauteuil. D’une main il pinaillait du bout de sa fourchette dans son assiette, de l’autre il soutenait sa joue.  Il avait alors 32 ans mais c’était comme s’il en avait encore 15 pour elle. Hormis le fait que pour une fois elle avait daigné l’appeler la veille plutôt que deux heures avant pour l’inviter dans un de ces restaurants chics dont elle avait l’habitude. Après tout, déjeuner en famille, très peu pour eux. Depuis qu’elle s’était remariée Chandler savait que moins il traînait dans ses pattes mieux cela valait pour tout le monde. C’est avec une pointe de sarcasme et un sourire en coin qu’il lui répondit, sans prendre la peine de se redresser.

Il ponctua sa blague par la pointe d’un rire sec. Se faire expédier à l’autre bout de la Terre, voilà un coup qu’on ne lui avait pas encore fait. Non, même ses études en ingénierie astrophysique n’y étaient pas parvenues. Cela faisait plus d’un an que l’on avait fait les annonces pour ce nouveau monde, Ozéna, et bien qu’il ne perdait pas encore espoir d’obtenir l’un des fameux sésame pour y entrer il se demandait s’il ne devrait pas s’y mettre lui-même plutôt que de confier cette tâche à son beau-père. Rêver d’ailleurs, c’est tout ce qu’il pouvait faire. Rêver.

Il faillit se mordre la langue sur son dernier mot mais, même s'il restait sceptique,  l'espoir de quitter la Terre ne le quittait jamais. Il ne put donc s’empêcher de se redresser sur sa chaise. Il passa une main dans ses cheveux d’un roux éclatant pour se donner un air détaché et décontracté mais ses yeux noisettes brillaient d’excitation. Il se contint de montrer plus d'enthousiasme ni d’impatience à avoir plus de détails. Elle lui dirait tout d’elle-même de toute façon. Le sifflement des aérateurs et des souffleries qui fournissaient un oxygène potable au restaurant ponctua le silence à table tandis que sa mère fouillait dans son sac à main. Elle en sortit une enveloppe en papier kraft qu’elle fit glisser sur la table jusqu’à son fils. Il eut envie de se précipiter dessus comme un animal mais continua de jouer le jeu et la regarda glisser jusqu'à lui d’un air impassible. Quand il la saisit, son cœur bondit en sentant le poids de l’objet contenu dedans et il aurait voulu la déchirer comme un emballage cadeau de Noël mais il garda son air détaché et l’ouvrit tranquillement. Elle était moins lourde que la plupart des contrefaçons qu’il lui avait été donné de posséder mais beaucoup plus ouvragée. Les pierres enchâssées dessus étaient à son grand étonnement plus grossières que les autres sapphires et turquoises qui décoraient les fausses. Le rubis en son milieu était plus terne que d’habitude. Il prit son couteau en main sans écouter le hoquet outré qu’eut sa mère. Elle voulut l’interrompre en lui demandant d’attendre d’être rentré pour la tester mais il n’hésita pas une seconde avant de se couper dans en plein dans la paume et de faire goûter quelques perles de sang sur sa clef. Le jeune homme n’eut pas non plus de considération pour le silence ni les regards interloqués des autres clients quelques tables plus loin. Toute son attention était retenue par la pierre qui se mit à luire différemment de toutes les autres. Elle devint plus rouge que toutes les autres, plus rouge que le sang qui se mit à tâcher la nappe au-dessous. C’était donc cela, un véritable sésame vers l’autre monde.

11 JANVIER 4180, AN 109 sur Ozéna. 

Passer de la vie au trépas, c’était un peu comme de passer du sec au mouillé. Ou quelque chose dans le genre. C’est en tout cas ce que constata Chandler lorsque le dernier pas qu’il franchit sur Terre le fit atterrir en un clignement d’yeux plus tard au milieu d’un bassin tiède. Avant même d’avoir rouvert les yeux, mais après s’être senti immergé jusqu’à la taille, il fut assailli de centaines de nouvelles odeurs. Des fleurs, la terre, l’air, les… gens ? Pendant quelques secondes encore, il fut presque assourdit par tout le bruit que les oiseaux, le vent, le ciel ou même le bassin pouvaient faire. Quand enfin, après ce qui lui sembla une éternité, il se décida à ouvrir les yeux, c’est aux pieds d’une statue gigantesque qu’il se retrouva. Il leva d’abord les yeux vers elle et contempla comme elle était gigantesque sur le fond de ce ciel si bleu. Puis il baissa son regard vers le bassin et ses propres pattes. Quoi ? Ses propres pattes ?! Il leva ce qui étaient désormais ses mains devant lui et après quelques secondes de surprises il éclata de rire. Le rire le plus franc qu’il eut depuis bien longtemps.

Ce n’était pas un déguisement, il en était persuadé. Il se palpa et continua de rire en découvrant chacune de ses nouvelles extrémités. Il souleva ses babines, testa le pointu de ses canines, fouilla une de ses oreilles et lorsqu’il se mit en marche pour quitter le bassin il essora sa nouvelle queue et se lissa les moustaches.

Le prêtre avait d'ailleurs surement plutôt posé sa question pour s'assurer de l'état mental du métamorphe mais Chandler préféra décliner son identité en guise de boutade. Le petit renard constata ensuite en gravissant les dernières marches et en allant pour prendre la serviette qu’on lui tendait qu’il était plus petit que son interlocuteur. Mais après un regard aux alentours, il lui semblait que ce prêtre faisait une taille tout à fait convenable en comparaison des autres. Sauf peut-être de cette créature avec des aîles d’ange, là-bas. Ou de ce satyre tout droit sorti de la mythologie grecque.

Il faillit demander si c’était toujours aussi bruyant dans le coin mais se retint d’en faire la blague, visiblement ce temple était assez calme en fait. Sauf pour cette sirène là-bas qui semblait se morfondre sur sa nouvelle queue. Comme quoi, il n’était peut-être pas à plaindre avec la sienne. Cependant se sécher parût lui prendre une éternité contrairement à elle. Le prêtre lui fit un petit tour du propriétaire en lui expliquant les bases d’Ozéna. Pour lui, le roi de l’ironie, son nouvel aspect prêtait à rire. Était-ce le karma, le destin ou une force maléfique qui avait décidé qu’un animal lui siérait le mieux dans sa nouvelle vie? Et surtout , un renard  ? Bon, à vrai dire,  c’était plutôt cool de gagner de nouvelles facultés. Durant sa petite ballade il n’hésita d’ailleurs pas à coller sa truffe dans un parterre de fleurs ou sautiller sur ses nouvelles chevilles pour en tester la souplesse. Tout ici était différent de la Terre. Sauf la gravité, peut-être. Monsieur Riskain était un homme qui avait fait de longues études, il savait donc parfaitement qu’avant d’être une décharge surpeuplée sa propre planète d’origine ressemblait à celle-ci. Il s’était fait milles et unes hypothèses sur ce à quoi Ozéna ressemblerait mais pourtant rien n’aurait pu le préparer à sentir olfactivement le goût de l’oxygène, ni à voir physiquement le bleu du ciel sur lequel se détache de cotonneux nuages blanc.  Ce n’était pas un vaisseau spatial bourré de technologies, ni l’enfer ou le paradis décrit par les religions terriennes. Cela aurait aussi pu être un bond dans le passé si l'existence de telles créatures avait été retrouvées sur Terre. Mais non, ce n’était rien de tout cela. C’était un nouveau monde, pas même issu de sa propre imagination. Un nouveau monde qu’il comptait explorer et dont il voulait profiter depuis bien longtemps. Désormais, plus rien ni personne ne pourrait l’en empêcher.