Feyre était allongée sur le sable frais, dominée par la voûte céleste où des myriades d’étoiles se découpaient dans la noirceur impénétrable du ciel d’été. Il n’y avait ni vent, ni nuage et elle était ainsi oublieuse de tout ce qui était pour ne faire qu’un avec le bruissement des arbres au loin et le ressacs des vagues à la limite de ses orteils. Un centimètre de plus et l’eau la toucherait pour lui rendre sa longue queue. Mais pour l’heure, son corps était à la terre et elle entendait bien profiter de sa solitude tout comme de son humanité pour les quelques instants qui lui restait. Alors elle restait là, ses yeux vert olive rivés sur un firmament dont elle n’était même pas certaine qu’il exista réellement.

Parfois, elle se surprenait à songer à la terre comme ce soir. Ozena était sa nouvelle maison depuis huit longues années et elle l’aimait aussi profondément qu’il était possible de le faire. Suffisamment en tout cas pour avoir décidé de lui sacrifier sa vie autant que son temps. Mais de temps à autre la nostalgie la rattrapait, une ombre qui ne la lâchait jamais réellement, qui s'agrippait à elle avec toute l’ardeur des années qu’elle avait passé sur terre. Une sourire fendit son visage aux reflets cuivrés, fit luire les quelques écailles parsemées sur son visage telle des tâches de rousseurs.

Née à Sao Paulo en quatre mille cent cinquante quatre, Feyre n’avait jamais eu à se plaindre de son enfance. Aimée de ses deux parents, elle avait grandi dans des conditions qu’ils étaient nombreux à lui envier ; un toit sur la tête et suffisamment d’argent pour ne manquer de rien. Sa vie avait également été rendue plus belle par l’art et la virtuosité de ses parents à manier la science, à créer et inventer. Elle n’avait jamais été comme eux sur ce point, une érudite, mais grâce à eux elle avait vécu durant des années dans une oasis de verdure, de printemps éternels et de tout ce dont le monde manquait. Elle aimait chacune des plantes qui avait rendu son air plus pur et ses jours moins sombres. Alors que le monde au dehors était morne, vêtu de béton, de métal et de bitume, Feyre vivait dans un écrin de nature doucereux qui lui faisait oublier le reste. Cela aurait pu durer ainsi pendant des décennies. Peut-être même plus, si seulement on lui en avait laissé le choix.

Comme un enfant qui cesse de croire au père noël, Feyre découvrit bien trop tôt ce qui se cachait derrière le rideau de verdure de sa famille, les sacrifices qui devaient être fait, le secret qui devait être gardé car le gouvernement n’aurait pas autorisé de telles modifications génétiques, mais elle n’en mesurait aucunement les risques. Rendue invincible par les prémisses de l’adolescence, elle embrassa leur cause avec toute la ferveur de la jeunesse. Sa dévotion ne cessa de fleurir en même temps que sa colère envers les industries, ceux qu’elle considérait comme responsable de la déchéance du monde. Pis encore, malgré le désastre engendré, ils n’avaient de cesse de poursuivre leur cataclysme. Durant ses années d’enfance, Feyre les regarda faire impuissante. De longues nuits d’insomnie l’accompagnèrent et l’angoisse de voir son univers disparaître pour de bon la rongea. Jusqu’à ce que l’aube de ses seize ans ne la décide à agir.

C’était un secret qu’elle gardait précieusement pour elle car le Verde était un groupe aussi bien réputé pour son activité fourmillante que pour sa violence. Leurs actions allaient des simples manifestations aux véritables coup d'État, en passant par quelques sabotages ci et là. Tout ce qui pouvait nuir à l’industrie, au capitalisme et à la destruction de la nature était bon à prendre et Feyre ne se fit pas prier pour s’y donner corps et âme durant trois longues années. Ainsi empêtrée dans ses rêves d’idéaux, utopiste mais dévouée, elle se fit une place de choix au sein du groupe. De simple subalterne, elle devint planificatrice et créa ses propres agissement. A force elle pu même constituer un groupe d’intervention. Ceux qu’elle considérait désormais comme les siens, lui apprirent aussi bien à se battre qu’à manier la technologie, mais pas seulement. Ils firent en sorte que chacune de ses missions de sabotages soit couronnée de succès.  Feyre ne les déçu pas. Elle excella dans son domaine. Hélas l’excellence menait à l’orgueil et l’orgueil à l'imprudence.

Cela faisait déjà une année que le Verde se savait pris pour cible par les autorités. Les arrestations étaient nombreuses, les attentats déjoués tout autant mais Feyre ne cessait de réussir. Ses préparations étaient toujours plus minutieuses et ses essais périlleux. Tel un funambule sur un câble d’acier, elle jonglait entre ses secrets sans jamais vaciller. Ce furent ses parents qui, les premiers commencèrent à ronger le fil ténu sur lequel leur fille dansait avec tant d'habileté. Leurs recherches avançaient. Trop bien. Leur secret devenait peu à peu un secret de polichinelle et Feyre en avait été terrifiée. Enfin, il y avait eu le coup de grâce.

La sirène se redressa dans la nuit noire d’Ozena en frissonnant. Ses souvenirs étaient aussi vague que pouvait l’être ceux d’une jeune femme battue avec toute la colère du monde et peut-être son esprit tentait-il de la préserver un tant soit peu. Mais Feyre n’avait pas besoin de se souvenir pour savoir ce qui c’était passé ce jour là. Ses bras s’enroulèrent machinalement autour de ses genoux et son visage alla reposer dans le creux de son coude. Ils sont loin maintenant, songea-t-elle. Mais ils lui manquaient atrocement. Les caresses de sa mère dans ses cheveux, les accolades franches de son père aussi. Malgré son âge, Feyre n’avait jamais sût se faire à leur absence tout comme elle n’avait jamais vraiment accepté le fait de ne pas savoir. Mort ? Vifs ? Torturés ? Heureux ? Est-ce qu’elle leur manquait ?  Ces questions étaient son empire romain et revenaient comme une litanie macabre à chaque fois qu’elle baissait sa garde. Pourtant elle les avait cherchés avec toute la force du désespoir et pendant de longues, très longues années. Mais elle avait échoué. Son unique échec et pas des moindres.   Une fois de plus, elle chassa la mélancolie avant qu’elle ne puisse lui arracher la moindre larme. Dans un bref soupir, elle se releva ; son temps sur terre était presque entièrement écoulé.

Naturellement sa silhouette gracile se tourna vers la cité qui la surplombait de toute sa hauteur, aussi belle et impétueuse que l’aurore, ourlée de l’or des lumières et de la clameur des voix de ses habitants. Chose rare, Feyre se fendit d’un sourire franc. Ozéna avait bien plus à offrir que la Terre avant elle, c’était un monde neuf et presque vierge dont il ne fallait qu’écrire l’histoire. Cela elle l’avait compris dès qu’elle était arrivée huit ans auparavant. Ces souvenirs étaient gravés en elle au fer rouge. Elle se souvenait sans peine de son arrivée à Azamyr et il lui était impossible d’oublier sa première sortie au-delà du mur lorsqu’elle avait rejoint le rang des éclaireurs. Exactement de la même façon qu’elle l’avait fait sur Terre, elle avait décidé de se consacrer à ce niveau monde corps et âme, peut-être même plus encore car ici il y avait plus qu’un combat à mener. Ce fut cette détermination qui la poussa, après six longues années, à reprendre les rênes de sa propre maison. Une véritable fierté pour la jeune sirène qui prit son rôle à cœur, quand bien même cela l’obligeait à côtoyer des créatures comme Davian et si de temps à autre son poste d’éclaireuse lui manquait.

Feyre s’avança  entre les vagues et l'écume et ses jambes disparurent pour faire place à l’imposante queue de sirène dont elle avait hérité. Elle, enfant de la terre, qui avait été offerte à la mer, songea-t-elle non sans ironie.

La lune était haute, la nuit bien avancée ;  il était temps de rentrer à la maison.

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