La main dans la sienne, Séléna touchait du bout des doigts une sérénité qui lui manquait cruellement. Si l’amour faisait à présent partie de sa vie, pour l’heure il demeurait tumultueux, étrange, tout simplement inconnu. Et si la nymphe criait haut et fort à qui voulait l’entendre que rien ne l’effrayait, elle parvenait uniquement à le faire croire aux autres. Dans son for intérieur, la sentinelle tremblait à l’idée de se lier à qui que ce soit. Elle ne craignait pas qu’ils partent, la rancune étant un sentiment familier pour la jeune femme, toutefois les conséquences d’une vie de solitude ne pouvaient disparaître en quelques années seulement. Ozéna représentait autant un défi qu’un miracle, si elle faisait abstraction des circonstances qui l’avait emmenée sur cette terre nouvelle. Il aurait été mentir de dire qu’elle ne pensait guère à sa sœur tous les jours, en se levant le matin et en se couchant le soir. Pourtant, en compagnie de Calithéa, qu’elle approchait presque outrageusement en public, elle pouvait sentir sa garde se baisser, ses muscles se détendre. Sans doute l’alcool était-il aussi à l’œuvre, après tout, Séléna n’avait visiblement pas appris de ses erreurs et continuait à boire lorsque les conventions sociales lui intimaient de le faire. Elle était, malgré tout, une âme influente et influençable.


Une fois leurs verres à nouveau remplis, la sentinelle se mit à chercher des yeux un coin plus tranquille ou les deux femmes pourraient converser. Il s’agissait de se mettre à l’abri des regards indiscrets, car elle n’oubliait pas qu’elle se trouvait en compagnie d’une cheffe de Maison, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas de la sienne. Si elle se doutait que Feyre ne verrait pas sa compagnie d’un mauvais œil, elle préférait toutefois empêcher les ragots de se propager. Azamyr restait une petite ville, les rumeurs courant toujours plus vite que la vérité. Rapidement, Séléna dégota un banc derrière la bâtisse d’un marchand de tissu et s’y installa avec la Fae, l’ombre devant faire le plus grand bien à la demoiselle au vu de sa nature. Dans leur dos, la fête battait son plein, les cris de joie transperçant les oreilles fines et pointues de la nymphe, et un soupir de soulagement s’extirpa de ses lèvres rosies. « Nous serons mieux ici. ». À quoi pouvaient-elles bien ressembler ? Deux femmes à grandes responsabilités, fuyant le brouhaha pour se cacher dans un coin, telles des adolescentes partageant un secret. Tout ceci rappelait à Séléna la jeunesse dont elle n’avait jamais pu profiter, toujours dans l’ombre de sa sœur, d’Hannah qui malheureusement prenait toute la place sur le podium, toute la lumière des projecteurs. Aujourd’hui, cela ne serait pas le cas.


« Je vous avais promis des récits d’explorateurs. ». Elle but une gorgée de son vin de paleberge avant d’adresser un sourire un peu plus prononcé à la Fae. « Et je tiens toujours mes promesses. ». Laquelle allait-elle choisir ? Une spectaculaire, pour l’impressionner ? Une drôle, si tant est que Calithéa ait le même humour qu’elle ? Ou une plus dramatique, même si cela risquait de plomber l’ambiance qu’elle s’était acharnée à installer ? Le choix était vaste. Elle fit planer un silence durant quelques secondes avant de cligner des yeux plusieurs fois d’affilée, battant de ses longs cils sous l’illumination presque divine qui venait de lui traverser l’esprit. « Il y a quelques années, nous sommes partis en direction du sable et de la mer, lorsqu’il faisait encore bien plus chaud qu’aujourd’hui. Pour être honnête avec vous, dame Agénor, il n’était pas prévu que je fasse partie de l’exploration, mais mon collègue s’est retrouvé dans l’impossibilité de s’y rendre, alors j’ai pris sa place. Nous avons l’avantage d’être quelque peu interchangeable, ce qui n’est pas votre cas, quand bien même j’espère que vos bras droits sont assez aguerris pour vous aider correctement. Je ne vous ferai pas l’affront de supposer le contraire.  ». Son regard se promena sur les pavés, la nymphe cherchant dans les limbes de ses souvenirs. Tout ceci datait de bien longtemps, et si l’anecdote l’avait marquée, il n’était pas moins difficile d’en retenir les détails et surtout, de les narrer d’une façon à intéresser la dirigeante de la Maison du Ciel et du Souffle. Après tout, qui était-elle pour penser réussir à distraire une femme aussi éminente ?


« Chacun se prépare comme il le désire, aussi, nous ne sommes jamais sûrs de ce sur quoi nous allons tomber, encore plus quand la situation exige une certaine rapidité d’exécution. Il ne s’agissait pas non plus de mon groupe habituel, ce qui explique ma méconnaissance de ses membres.  ». Son sourire se mit à trembler doucement. « Nous étions proches de l’océan. Un des explorateurs, un peu trop véloce, s’était mis en tête d’aller récupérer une barque qui avait échoué un peu plus loin. Il est parti, échappant à ma vigilance un bref instant. J’ai laissé un gardien partir le récupérer alors que nous établissions le campement, car si je mettais les pieds dans l’eau, je risquais de me retrouver parsemée d’écailles.  ». Puis un petit rire la secoua. « Je n’avais pas réalisé que la gardienne à laquelle j’avais fait appel était une élémentaire de foudre. Si son entrée dans l’eau n’a pas réellement posé un problème, quand elle a touché la peau du pauvre fou parti seul, il a vu de belles étincelles. ». Puis, elle se tourna vers la Fae, cherchant dans son regard une réaction, la sondant silencieusement. « Nos emplois respectifs ne sont pas si différents. Vous veillez sur la Maison du Ciel et du Souffle, je veille sur la guilde des explorateurs. Quand Adrastos est occupé. Donc, souvent. ». Elle serra doucement sa main. « Je suis jalouse, vous savez. Vraiment. ». Elle ferma les paupières lentement. « Les membres de votre maison sont tous aussi exceptionnels les uns que les autres. Comme vous le disiez, on veut toujours ce qu’on ne peut avoir. ». Ensuite, elle les rouvrit, plantant son regard ambré dans celui de la Fae. « Et vous, Calithéa ? Devenir membre du conseil, était-ce que vous vouliez ? ».

Séléna riait rarement. Loin d'être une fatalité, le manque d'humour saisissant de la nymphe avait participé à créer sa réputation de cœur de pierre, de main de marbre dans un gant de fer. Ce n'était pas tant la volonté qui lui manquait, plus les occasions. Depuis que la jeune femme avait mis les pieds sur Ozéna, elle n'avait pensé qu'à une seule chose : explorer, encore et encore, jusqu'à trouver un remède permettant de sauver sa sœur. Un espoir risible, stupide, qui subsistait encore pour une raison qui lui échappait complètement. Pourtant, auprès de Calithéa, de celle qui n'était qu'une inconnue quelques minutes auparavant, la sentinelle pouvait sentir sa garde se baisser, le mur qu'elle érigeait entre elle et les autres céder face à la douceur que dégageait la dirigeante. L'espace d'un instant, Séléna se demanda si le peuple de la Fae l'approchait aussi aisément qu'elle l'avait fait ce soir, si eux aussi avaient cette image si familière de cette membre du conseil. Probablement que non, tout comme la nymphe ne pouvait s'empêcher d'imaginer Feyre comme une figure d'autorité impossible à défier. Quant à Khioné, c'était encore une autre histoire, une de celles que l'on ne raconte pas.


« Nous en parlons encore aujourd'hui. Tout s'est bien terminé, fort heureusement, ce n'est pas ce que je peux dire de toutes nos expéditions en dehors des murs. ». Un poil maussade, elle haussa les épaules. Toutes les tentatives ne pouvaient se solder par des réussites. Parfois, une défaite était nécessaire pour remettre les pieds sur terre. Ses yeux ambrés parcouraient la peau sombre de la Fae, sa jalousie ne faisant que grandir. En franchissant le portail, elle avait eu l'impression de tout perdre. Et quand son regard se posait sur Calithéa, le contraste la choquait. Après plusieurs années sur Ozéna, la sentinelle n'avait su se dégager de ce sentiment d'être les fesses entre deux chaises, de ne pas réussir à choisir un camp, une vie. Elle garda le silence, attendant la réponse de la dirigeante qui se faisait désirer. Durant un bref instant, Séléna eut l'impression d'avoir posé une question qu'elle aurait dû garder pour elle, mais l'alcool suffit pour repousser cette crainte au plus profond de son esprit tourmenté. Sa voix passa ses lèvres sans qu'elle ne s'en aperçoive. « Joaillère ? ». Un sourire timide naquit sur ses traits embrumés par la boisson qui la faisait doucement vaciller. « Je vous imagine parfaitement entourée de pierres précieuses. Ce serait presque dommage que cela ne se soit pas fait. ». Un tantinet charmeuse, plus qu'elle ne se le permettait d'ordinaire, la nymphe se sentait plus légère.


« Ils ont beaucoup de chance de vous avoir. ». Elle secoua la tête, se ravisant rapidement de peur d'être mal comprise. « D'avoir une dirigeante aussi impliquée, j'entends. ». Séléna ne se souvenait pas du prédécesseur de Calithéa, pour la simple et bonne raison qu'elle était bien trop préoccupée par sa propre Maison pour s'intéresser aux autres. Elle remua sa boisson dans son verre avant d'en prendre encore une gorgée, ses yeux errant sur les pavés irréguliers sous ses bottes. « Nous ne sommes peut-être pas si différentes, vous et moi. Quand je suis arrivée, je me suis concentrée sur ma Maison, sur mon foyer. J'ai toujours été quelqu'un de très porté sur la famille alors j'imagine que… ».


Une pointe d'amertume apparut dans sa voix. « J'ai voulu retrouver cela sur Ozéna. Pour autant, je ne me pense pas capable d'assumer un rôle comme le vôtre. J'imagine que ce n'est pas une surprise pour vous, mais je ne suis pas appréciée à la guilde des explorateurs. ». Sa réputation la précédait malheureusement. « Et si ça ne me dérange pas réellement, mon but n'étant pas d'être aimée mais de pouvoir protéger autrui, je pense qu'être aimé est un point clef pour diriger une Maison. ». Et la fête des quatre maisons était l'occasion parfaite pour bien se faire voir de ses tiers, alors… « Je vous remercie de prendre de votre temps pour moi, dame Agénor. Mais je ne peux pas m'empêcher de me poser la question. C'est l'instant rêvé pour partager avec les membres de votre Maison. Pourquoi le passez-vous avec moi ? ». Séléna posait la question en sachant qu'il n'existait aucune réponse. Car si cette dernière lui était retournée, elle resterait simplement bouche bée. Il n'y avait aucune raison logique à leur association, à leur petite escapade dans les ruelles. Ici, elle avait suivi son cœur plutôt que sa logique et c'était aussi rare et miraculeux que de voir une étoile filante transpercer le ciel de sa douce lumière…

Séléna n'arrivait pas à concevoir les responsabilités qui incombaient aux chefs de maison. Quand elle les regardait s'affairer d'un bout à l'autre de leur quartier, elle ne pouvait que les voir comme à la ferme et au moulin, dans un stress constant qui lui filait le bourdon. Un comble quand on savait que finalement, les tâches de la sentinelle n'avaient pas moins de mérite que les leurs, néanmoins la nymphe pensait pouvoir se défaire des siennes à n'importe quel moment. Calithéa n'avait pas cette chance, peut-être ne désirait-elle pas l'avoir, Séléna avait tendance à oublier que tous ne rêvaient pas de voler. Elle roula des yeux, le souvenir du tempétueux Zohar lui traversant l'esprit quand la Fae aborda le sujet des membres récalcitrants. Elle aussi, connaissait son lot de jeunes ou moins jeunes turbulents. Elle ne comptait plus le nombre de recrues ayant pris leurs jambes à leur cou au moindre bruissement d'une feuille face au vent. Elle oubliait parfois que tout commençait un jour et qu'elle aussi, s'était retrouvée tremblotante devant le danger. Aujourd'hui, l'impressionner constituait un défi de taille et elle ne sut si elle devait en être fière ou attristée. « J'imagine que vous avez raison. Je devrais me détacher de cet idéal que j'essaie d'incarner, de ce mélange entre respect et appréciation. J'ai longtemps pensé que les deux étaient indissociables, la limite est visiblement encore un peu floue à mes yeux. ». Cela lui coûtait de l'admettre, néanmoins la nymphe savait reconnaître ses défauts. Son envie d'être sollicitée, son besoin d'être aimée, tout découlait de cette peur de l'abandon qui la paralysait, mais dont elle n'osait jamais parler. Derrière une façade fière et immuable, une main de fer dans un gant d'acier, la sentinelle cachait sa sensibilité. Elle n'aurait su dire si l'alcool la poussait à parler, ou encore l'absurdité de la situation, mais la présence de Calithéa la faisait s'ouvrir un peu plus au monde.


Elle se redressa lentement sur le banc, plaquant son dos contre le bois, une de ses mains soulevant sa longue chevelure argentée pour ne pas l'écraser. « Il est facile de vous parler. ». Elle se reprit immédiatement, le rouge lui montant aux joues tant ses propres mots l'avaient embarrassée. « Je voulais dire… Que vous inspirez confiance. Je me trompe peut-être, ce ne serait pas la première fois, mais je ne vous sens ni dans la concurrence, ni dans le jugement. C'est sans doute pour cette raison, cette façon d'être, que les membres de votre maison vous apprécient et vous respectent. Pour la plupart, j'entends bien. ». Les mots s'échappaient d'entre ses lèvres, sauvages, indomptables. La nymphe avait perdu le contrôle, et pour une fois, elle ne cherchait pas absolument à le récupérer. « Je sais que certains ici préféreraient que nous restions dans nos quartiers respectifs. Que des membres de votre Maison pourraient voir d'un mauvais œil le temps que vous passez avec moi. ». Elle secoua la tête, un soupir de frustration s'échappant de sa bouche. « Parfois, certains oublient qu'Azamyr n'aurait jamais pu être construite, encore moins se développer, si nous n'avions pas mis nos différends de côté pour nous tendre la main. ». Elle haussa vaguement les épaules. La cité était entre de bonnes mains, elle le savait, toutefois cela ne l'empêchait guère de s'inquiéter. Si l'homme avait pu détruire la Terre, alors pourquoi Ozéna serait différente ? « Quant à moi, ma réponse va peut-être vous surprendre étant donné que je viens de vous dire que ma Maison est comme mon foyer, mais… ». Un petit rire nerveux la fit tressauter. « Ma compagnie n'est pas recherchée. Je mentirai en disant que j'ignore pourquoi, ou que je n'en suis pas un minimum responsable. Mes interactions avec les autres sont cordiales, formelles. Le contraire de ce que nous partageons aujourd'hui, Calithéa. ». Dorne lui traversa l'esprit et son poing se serra lentement. Perdue dans ses propres sentiments, Séléna n'arrivait plus à démêler le vrai du faux, et quand elle croisa les améthystes qui ornaient le visage de la Fae, ses inquiétudes semblaient futiles. « À croire que vous êtes plus magique encore que vous n'en avez l'air. ».


Les yeux ambrés de la nymphe furent attirés par des rires d'enfants non loin de la ruelle et elle pencha doucement la tête en avant pour les regarder avant de se remettre en position. « J'imagine que vous savez déjà ce qui va être annoncé après la fête. ». Leur première exploration depuis bien longtemps, en incorporant les nouvelles recrues cette fois. Séléna était obligée de le concéder, s'entourer toujours des mêmes personnes les privait de spontanéité, de curiosité. Les anciens explorateurs avaient perdu ce goût de l'intrépide, se terrant dans une angoisse constante. Elle n'y faisait pas exception. « À titre personnel, qu'est-ce que vous aimeriez que nous rapportions, de cette exploration ? Cela peut être n'importe quoi. De nouvelles connaissances, un territoire que nous pourrions annexer, ou encore… ». Son regard se perdit dans celui de la Fae. « Vos yeux me rappellent les sorca. Si vous n'en avez jamais vu un en vrai, ils sont majestueux. J'espère pouvoir en trouver sur mon chemin, bien que je serais incapable de le ramener en ville, leurs propriétés sont… magistrales. ». Parlait-elle seulement encore d'un arbre à ce moment-là ? Séléna l'ignorait, peut-être ne voulait-elle tout simplement pas savoir, mais sa choppe était vide, tandis que son esprit se remplissait de possibilités et de questionnements idiots…