Terre — An 4187

Un soir, alors que Kidá sortait dans la rue après sa journée à l’hôpital, un vent frais vint caresser son visage. Il s’agissait là d’un fait assez rare pour être noté tant que ciel ordinaire sur Terre n’était qu’une masse grisâtre et étouffante. Kidá se sentit vivifiée et se mit en route d’un pas léger. De plus, Isaac venait récemment de rentrer d’expédition ; il n’avait certes toujours pas trouvé de deuxième clé mais les premiers jours qui suivaient son retour étaient généralement calmes et heureux du fait des retrouvailles. Alors Kidá préférait ne pas penser aux tensions à venir et s’imposait de se réjouir d’aller retrouver Isaac à leur appartement.

Soudain, au détour d’un coin de rue éclairé par la lueur blafarde d’une enseigne lumineuse, elle aperçut l’impensable. Isaac, bras enlacés autour des épaules d’une inconnue aux cheveux d’ébène. Le choc glaça son sang, son cœur semblant s’arrêter un instant. Kidá se figea net et, clignant des yeux à plusieurs reprises, fixa le couple pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Peut-être s’agissait-il simplement d’un homme ressemblant à Isaac et que le fait de penser à lui l’attendant à la maison n’avait fait que berner son cerveau ? Cependant, un étau d’incrédulité enserra son cœur alors que la réalité s’imposait cruellement à elle. La vision, et non l’imagination, de l’infidélité d’Isaac lui fit l’effet d’une lame tranchante dans la poitrine.

Une douleur sourde se mêlant à la fraicheur de la soirée s’insinua en elle petit à petit alors qu’elle réalisait. Ses yeux s’embuèrent, incapable de détourner le regard de cette scène déchirante. Les émotions commencèrent à tourbillonner, son cœur à tambouriner. Elle passait de la stupeur à une profonde tristesse puis à des prémices de colère brûlante mais enfin la stupéfaction revenait au galop. Les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes alors qu’elle essayait de comprendre l’incompréhensible. Comment était-ce possible ? Cela ne se pouvait pas ! Il ne pouvait pas faire ça ! Isaac ne pouvait lui faire ça ! Figée dans l’obscurité d’un panneau publicitaire, elle observait toujours le couple en pleine discussion, riant et batifolant de l’autre côté de la rue. La trahison prenait une forme concrète juste devant elle. Soudain, la femme se retourna et Kidá l’aperçut. Cette inconnue avec laquelle Isaac flirtait était enceinte ! La lumière tremblotante des enseignes clignotantes accentuait le ventre arrondi de cette femme et Kidá ressentit la lame de poignard s’enfoncer plus profondément.

Des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, dévalant ses joues sans retenue. Le monde semblait s’effondrer autour d’elle et Kidá se tenait là, submergée par la désolation, son cœur déchiré par la brutalité de cette découverte. Il était clair qu’Isaac n’était pas en train de la tromper pour une nuit. Non, Isaac menait une double vie depuis des mois et allait devenir père ! De cette brutale prise de conscience, il s’en suivit des minutes qui passèrent comme des secondes éthérées, chacune s’étirant dans une lenteur poignante. Le monde semblait flotter autour d’elle, une réalité insaisissable, déconcertante, silencieuse. C’était comme si tout s’arrêtait de tourner, comme si tout se figeait à l’acception d’Isaac et de cette inconnue dont les sourires complices ravivaient indéfiniment la tourmente de Kidá. Chaque seconde écoulée était une épreuve, un pas douloureux dans un univers désormais empreint de désillusion.

Puis soudain, au fur et à mesure, une flamme dévorante commença à monter en elle. La colère émergea avec une intensité fulgurante alors qu’Isaac et l’inconnue commençait à se déplacer. N’écoutant que son être en ébullition, Kidá décida de les filer à bonne distance, marchant au pas des pulsations de rage qui jaillissaient en elle. Son sang bouillonnait, tel une marmite prête à déborder, tandis qu’elle les suivait et assistait à la continuité de leur rendez-vous amoureux. Alors que l’inconnue se pencha sur Isaac pour l’embrasser, les poings de Kidá se serrèrent instinctivement. Elle ressentit soudain un besoin irrépressible de libérer cette énergie explosive.

Après son long anéantissement suite au choc de la découverte, puis la brusque colère de sa prise de conscience, venait enfin une incontrôlable fureur chargée d’amertume et de rancœur face à cette injustice subie. Submergée par ce torrent de haine, le sang de Kidá ne fit qu’un tour et elle céda à la tentation de l’impulsivité. Non ! Non, elle ne pouvait plus rester là en silence à les observer ! Il fallait qu’elle agisse ! Kidá se mit alors à courir, à courir jusque chez elle jusqu’à en avoir les poumons en feu. Durant la frénésie de sa course, les images d’Isaac et de cette femme enceinte défilait devant ses yeux, mais son esprit n’était tourné que vers une seule chose… La vengeance !

Arrivant chez elle en trombe, Kidá ne prit même pas la peine de refermer la porte ni d’allumer les lumières. Ses yeux brillaient d’un éclat déterminé tandis qu’elle fonçait jusque de leur chambre. Kidá voulait faire payer à Isaac son infidélité et, en cet instant, elle savait sans le moindre doute quel en serait le prix. Ouvrant le placard et ne prêtant pas un regard aux vêtements fraîchement rangés d’Isaac, Kidá sortit un coffre. Le posant en hâte sur le lit, elle n’eut pas un seul moment de doute et posa ses doigts tremblants sur la surface froide du cadran. Chaque clic semblait résonner comme un écho inquiétant de sa furie vengeresse dans la pièce silencieuse. Lorsque le déclic signalant l’ouverture du coffre retentit, Kidá ouvrit avec ardeur le couvercle et à la vue de son contenu alla jusqu’à même ressentir frisson de satisfaction. Kidá se délecta à la vue de la clé, étincelante et unique, qui reposait là ! Cet objet si précieux et autrefois symbole de la solidité de leur union venait désormais de devenir la cible de sa vengeance. La trahison avait fait naître en elle une détermination pernicieuse. Kidà ne désirait plus qu’une chose en cet instant : rendre la future douleur d'Isaac aussi tangible que la sienne ! Et la clé, témoin de leur amour déchu, était à présent l’outil de sa vendetta personnelle. La jeune femme la prit et le poids de l’objet dans ses mains sembla alléger son fardeau émotionnel.

Tout raisonnement rationnel étouffé par son désir de représailles, Kidá retourna dans la cuisine en mode automatique tout en gardant les yeux toujours rivés vers cette petite clé et sa grosse pierre rouge, comme si le moindre battement de cils la ferait s’envoler. Elle la posa un instant sur le comptoir et ouvrit un tiroir pour en tirer un couteau. Lors d’un instant suspendu, Kidá regarda tour à tour la clé, la lame du couteau et son autre main, cherchant à calmer son cœur battant. Puis dans l’espace d’une inspiration, la jeune femme passa à l’acte. Elle s’incisa la paume et déposa une goutte de sang sur la pierre au sommet de la clé qui roula et finit par se briser sur le comptoir, telle une empreinte de sa vengeance.

À la suite de cet événement décisif à l’issue sans retour, tout se déroulera dans un claquement de doigts, comme si le temps avait été mis sur avance rapide. Sans qu’elle s’en aperçut, des membres d’une patrouille de la corporation franchir le pas de son appartement par la porte laissée entrouverte. Les agents lui parlaient mais les mots n’avaient aucun sens à ses oreilles ; Kidá était comme dans une bulle de coton où aucune parole intelligible n’arrivait jusqu’à son cerveau tandis ses yeux regardaient fixement la clé couverte de sang. Son cœur s’était un peu calmé mais sa respiration était haletante, son sang pulsait dans ses oreilles. En l’absence de réaction de sa part, les patrouilleurs l’emmenèrent, ne lui laissant pas le temps de ranger la cuisine ni de prendre la clé avec elle, ni même encore d’emporter quelconque effet personnel. Et Kidá ne prit pas la peine de résister, comme léthargique.

Le dernier souvenir qu’elle garda de cette nuit fut la vision de la porte de l’appartement qui se refermait sur tous les souvenirs de sa vie avec Isaac. Les heures et les jours qui suivirent, Kidá ne fit que le subir et suivre les instructions plongée dans un état introspectif, inexpressive. Seule avec elle-même et la rage passée, les remords s'insinuèrent au fond de son âme comme une ombre persistante, pesante. L'image d’Isaac, découvrant la clé dans la cuisine, hantait ses pensées, créant un étau douloureux autour de son cœur. Comme sortant la tête hors de l’eau pour respirer, Kidá réalisait petit à petit l’étendue des événements de la nuit et leurs répercussions. Mais elle était trop faible, comme vidée de toute volonté, pour se débattre et essayer de revenir en arrière, de leur faire entendre raison et protester que toute ceci n'était qu'une erreur. Chaque souffle semblait chargé du poids de la culpabilité, rappel constant de la décision irréversible qu'elle avait prise seule et sans consentement. Les nuits étaient les plus cruelles. Dans un sommeil agité, la conscience de son propre acte l'étreignait, transformant chaque recoin de son esprit en un tribunal où elle était à la fois juge et accusée.

Kidá finit par passer le portail pour Ozéna, recevant les explications de ce nouveau monde comme une vague déferlante d’informations venant l’agresser. À Azamyr, la jeune femme suivit le programme des nouveaux arrivants et s’installa dans cette nouvelle existence. Les jours se succédèrent sans prise sur elle, une succession de journées sans relief où chacun marquait le recommencement de sa torture personnelle. La solitude, compagne amère, devenait un miroir reflétant la cruelle réalité de son choix. Les silences dans sa vie étaient plus assourdissants que jamais, chaque moment de calme laissant place au murmure implacable des regrets. Kidá se retrouvait prisonnière d’un présent qui se dérobait constamment sous ses pieds, perdue dans les méandres d’un futur incertain, tandis que ses souvenirs de la Terre et d’Isaac étaient devenus des échos lointains d'une réalité désormais évanouie.

Dorénavant, chaque sourire partagé avec quelqu'un d'autre était entaché par la tristesse de tout ce qu’elle avait perdu. La recherche de rédemption se transforma en un pèlerinage émotionnel. Kidá chercha des moyens de compenser cette nouvelle existence dont elle ne se sentait pas légitime, de trouver des expiations dans des gestes de générosité, mais chaque bonne action continuait inlassablement de paraître dérisoire face à la magnitude de son erreur. Les remords, tels des spectres, sculptaient les contours de ses journées. Dans l'ombre de ses regrets indélébiles, Kidá errait ici à Ozéna, cherchant une réconciliation impossible avec un passé qui la hantait continuellement.

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