Ses lèvres ont le goût du sucre, songea Feyre avant de s’abandonner complètement contre le corps qui enflammait le sien.


C’était un soir de l’an cent seize, il faisait chaud mais le soleil qui déclinait à l’horizon emportait avec lui la chaleur étouffante de la saison chaude et rendait l’air plus respirable. Feyre était dans le bureau de la maison des Maintes Eaux et supervisait déjà les nouvelles installations. Cela faisait à peine une semaine qu’elle avait acquis sa nouvelle place mais déjà le travail s’amoncelait en quantité faramineuses. Il y avait également les différentes fêtes auxquelles elle avait été tenue d’assister, celles qui étaient “en son honneur” ou pour la “féliciter” mais qui n’avaient réussi qu’à la mettre en retard. Alors elle s’était mise à travailler d’arrache pied jour et nuit tout en honorant les rendez-vous auxquels elle était conviée. Rendu au septième jour, Feyre était aussi bien à bout de nerf qu’épuisée.

- Tu devrais prendre ta soirée.

C’était une petite nymphe aux bras chargés de paperasse qui avait parlé. Autrefois le bras droit du chef de maison, elle n’était plus aujourd’hui qu’une simple membre de la maison des Maintes Eaux. Feyre n’avait pas tenu à maintenir son poste -elles ne se connaissaient pas- mais son expérience n’était pas négligeable et elle avait accepté de l’aider au moins le temps pour la sirène de s’établir convenablement. Cette dernière était d’ailleurs penchée en avant, une main soutenant son front alors que l’autre écrivait frénétiquement. Ses cheveux, rehaussés en un chignon compliqué, étaient parés de bijoux dorés, estampillés du sceau de sa maison. Sa tenue de veilleur avait été remisé au placard et à la place, elle portait désormais une robe légère, ouverte sur les côtés et dans le dos.

- Surement. Quand j’aurais fini.

La petite créature s’avança et posa lourdement sa charge qui manqua de renverser l’encrier. Les yeux verts de Feyre se relevèrent et la fusillèrent.

- Ce n’est pas en t’épuisant que tu travailleras plus efficacement. Crois en mon expérience.

Elle avait raison. Il lui suffisait de poser les yeux sur son bureau pour savoir que même dix nuits blanches n’y suffiraient pas.

- Très bien. Je vais rentrer. Se faisant, elle commença à trier quelques documents, en rangea certains dans une pochette qu’elle cala sous son bras. - Bien. A demain.

- Par Lysrus tu ne sais pas ce que c’est qu’une soirée de détente n’est-ce pas ? La petite créature s’avança jusqu’à elle, lui déroba sa pochette et l’envoya valdinguer sur le bureau. - Aller viens là. Ezechyel se produit à L’Ildalys bleu ce soir.

- Ezechyel ?
- Le joueur de luth.
- Celui qui a fait un tabac l’année dernière ?
- Lui-même.
- Je n’aime pas le luth.
- Tu vas aimer.

Elle n’avait visiblement pas le choix et, si petite fut-elle, la créature n’entendait pas recevoir un non ce soir.

L’Ildalys était l’une de ses tavernes connue et reconnue au sein de la communauté des Maintes Eaux. Elle donnait directement sur le port, de sorte qu’il était aisé de sauter à l’eau en cas de besoin et l’intérieur était parfaitement adapté aux différentes types de créatures que l’on pouvait y trouver. Certaines tables se trouvaient au milieu de bassins d’eau douce, d’autres d’eaux salées ou encore sur des surfaces dures pour ceux qui préféraient ne pas se tremper. L’endroit était assez peu éclairé, seulement à l’aide de lueurs oscillant en camaïeux de bleu qui donnait l’impression de se retrouver au cœur-même de l’océan. C’est cette pénombre qui permit à Feyre de se dégoter une table sans se faire remarquer. Si elle aurait mille fois préféré un bassin d’eau salée, elle dû cependant se résoudre à s’installer ailleurs car il n’y avait aucune place de libre.

Cyannée, la nymphe qui l’avait sortie de force de son bureau, connaissait toutes les chansons sur le bout des doigts. Elle était ce que sur terre l’on appelait “une fan”. Et Feyre pouvait la comprendre. Au-delà de sa beauté éthérée et de ses sourires enjôleurs, Ezechyel chantait divinement bien. Le rythme de ses chansons était entraînant et même ce luth qu’elle n’appréciait guère lui était doux à l’oreille.

- Deux bouteilles de paleberge bleutée. Dit-elle à l'attention d’une serveuse qui hocha la tête. La nymphe la regardait avec des yeux ronds. - Tu voulais que je me détende, non ? En réponse, Cyannée rit et hocha simplement la tête. Bien que ce ne fut pas exactement ce qui était prévu, Feyre ne put nier que s’éloigner un bref instant des enchevêtrements vertigineux de paperasse ne lui déplaisait pas. En plus, la vue était plaisante.

Trépignant d’impatience, Ezechyel s’agitait sur la scène depuis le début de matinée. Ses pieds bougeaient d’eux-mêmes, emportés par le torrent de joie qui le galvanisait, étirant ses traits dans un sourire débordant d’excitation. Ses deux grands yeux noisette parcouraient la salle entièrement vide, l’imaginant remplie, entendant déjà de ses deux oreilles fines et pointues le brouhaha d’un public en effervescence. Déposant l’étui de son luth derrière le comptoir, il en profita pour adresser ses salutations aux propriétaires qui le connaissaient déjà depuis plusieurs années. Il ne s’agissait guère de sa première représentation à l’Ildalys, et si elle ne faisait pas le poids face aux planches qui avaient vu naître le musicien qu’Ezechyel était aujourd’hui, cela ne l’empêchait pas de l’apprécier à sa juste valeur. En plein dans son élément, le triton se sentait merveilleusement bien, peut-être même un peu trop au goût de celle qui se considérait comme son agent, qui le suivait soigneusement du regard pour s’assurer qu’il ne s’attire pas d’ennuis. Encore jeune et poussé par l’ambition, le jeune homme avait plus d’une fois fait un mauvais pas, vers les mauvaises personnes. Lors d’une soirée bien trop arrosée, Adelyne était venue à son secours, faisant comprendre aux malfrats que s’ils ne voulaient pas finir la tête entre deux barreaux de chaises, ils feraient mieux de déguerpir. Ezechyel se souvenait de ce moment chaque fois qu’elle venait le sortir de force du lit, un rappel inconscient de son cerveau effrayé de ne plus être dans les bonnes grâces d’une sang-mêlée capable de lui rompre le cou.

« Pourquoi tu fais cette tête-là ?
- C’est ma tête.
- Je connais ta tête. Elle est froide, renfrognée. Mais là, il y a quelque chose de plus. »

La jeune femme roula des yeux avant de pivoter sur ses talons, envoyant balader sa chevelure bleutée dans son dos. Ezechyel pencha la tête sur le côté, une mine dubitative sur le visage, incapable de comprendre où il avait bien pu fauter. Il haussa doucement les épaules avant de se retourner vers la serveuse, lui adressant le sourire le plus radieux qu’il possédait en réserve. Les heures passèrent lentement, la tension grimpant inlassablement dans l’esprit du musicien qui paradoxalement parvenait à garder les pieds sur terre. Depuis son arrivée à Ozéna, il avait pris confiance en lui. Une confiance telle qu’on le qualifiait souvent d’égocentrique ou de narcissisme. Qu’en savaient-ils, du bas de l’échelle ? Rien. Strictement rien. Refusant de s’éclipser dans sa chambre le temps que les habitués des lieux arrivent, le barde s’installa sagement à une des tables, les observants chacun leur tour entrer, regarder autour d’eux, s’apercevoir que le jeune homme était déjà en place et un sourire illuminer leur visage. Jouant avec une pièce d’azyria entre ses doigts, Ezechyel avait l’air insolent de la jeunesse, indéniablement mêlé à sa popularité qui aurait fait perdre la tête à plus d’un. Sans doute avait-il déjà perdu la sienne avant de passer le portail, car ceux qui le rencontraient s’accordaient tous pour dire qu’il n’avait guère changé. Il avait simplement toujours été un trouble-fête.

Quand l’heure fut venue, le triton monta sur scène et s’assit doucement sur la chaise qui lui avait été attitrée. Les premières notes vinrent naturellement, suivies de sa voix qui résonnait contre les murs de l’Ildalys, et la soirée put enfin commencer. Après sa dernière chanson, dans les alentours de minuit et demi, il s’arrêta pour boire une gorgée de l’hydromel qui l’attendait sagement sur le comptoir, quand son regard s’arrêta sur une silhouette attablée, une de celles que personne n’oubliait. Une pointe de taquinerie apparut dans ses yeux qui se mirent à briller de malice, et il retourna sur scène, son luth bleuté entre les mains, le silence se faisant facilement à son approche. « Merci d’être venus ce soir, mesdames et messieurs. ». Il laissa planer ses mots, jaugeant la réaction d’un public déçu de le voir s’absenter aussi tôt. « Ce n’est pas la première, et ce ne sera pas la dernière fois que vous pourrez me voir à l’Ildalys, bien au contraire. ». Puis son sourire s’élargit, montant jusqu’à ses oreilles alors qu’il adressait enfin un regard à la sirène à la peau halée. Ce n’était pas tous les jours qu’une dirigeante de Maison prenait le temps de profiter des bonnes choses, aussi, il refusait de laisser la soirée se terminer ainsi. « Je laisse la scène à mes musiciens. N’ayez crainte, ils prendront soin de vous. ».


Le joueur de flûte acquiesça silencieusement, accompagné du violoniste. S’ils ne faisaient qu’accompagner Ezechyel au luth d’ordinaire, réussir à avoir leur propre heure de gloire les enthousiasmait plus que de raison. Le triton se pencha en avant dans une révérence somme toute maîtrisée avant de descendre les escaliers et de s’installer à une table vide adjacente à celle de la Membre du Conseil. Autour d’eux, la salle se vidait considérablement malgré les efforts du barde pour les faire rester après sa prestation endiablée. Saisissant l’excitation de la nymphe qui accompagnait l’objet de ses convoitises, il ne put s’empêcher de rire nerveusement tout en défaisant un bouton de sa chemise blanche pour laisser sa peau respirer. « Vous êtes souvent là, mademoiselle. Sachez que j’en suis ravi, j’irais même jusqu’à dire touché. ». Ses yeux ne dévalaient pourtant pas sur celle qui d’un baiser aurait pu l’ensorceler, mais sur la robe immaculée que la sirène portait à la perfection. Il tendit la main à la dirigeante, attendant qu’elle lui offre la sienne pour l’embrasser. « C’est un honneur que de vous avoir ici. Ezechyel de Angelis, pour vous servir. Quand bien même les présentations sont, pour nous deux, superficielles.  ». Il tourna la tête vers la nymphe, passant une main distraite dans sa chevelure bouclée noir de jais, dont certaines mèches restaient plaquées sur son front légèrement transpiré. « Cyannée, c’est bien ça ? ». Il s’attendait à une réaction explosive, néanmoins son but était clair. Surcharger la pauvre créature en émotions afin qu’elle s’éclipse. Qu’elle les laisse. Il avait d’autres projets pour la soirée, et ils incluaient la présence de celle que peu osaient approcher. Après tout, il n’avait rien à perdre et tout à gagner...

- Je t’avais dis qu’il était génial ! S’extasia la nymphe à ses côtés et Feyre ne retint pas son rire. Elle ne pouvait nier la vérité, Ezechyel était un bon chanteur autant que bon musicien, il était beau et possédait le bagout propre aux artistes. Celui capable de faire vibrer des dizaines de personnes de la même façon que lui, aux mêmes notes. Il était capable de transmettre l’émotion qui l’habitait par la seule maîtrise de son instrument. Rien que pour cela, il avait toute l’admiration de Feyre qui s’était depuis bien longtemps fermé à ce genre d’échange. Devenue aussi hermétique qu’une huître, dotée de la capacité émotionnelle d’une petite cuillère, elle était incapable de faire ressentir quoi que ce soit à qui que ce soit et les dieux l’en préserve c’était très bien ainsi ! Après tout, ne disait-on pas que seuls les sociopathes dirigeaient le monde ? Elle ne l’était pas, mais elle pouvait toujours se bercer d’illusion et tenter de s’en convaincre !

Quand Ezechyel annonça la fin de son concert, elle fut presque aussi déçue que le reste de l’assemblée mais toujours moins que Cyannée qui poussait déjà un gémissement de dépit qui manqua de la faire sursauter. Heureusement les bouteilles de paleberge avaient eu le temps d’arriver et l’une comme l’autre avaient déjà terminé un verre avant d’en remplir un second. Pour consoler sa camarade, elle remplit son verre qui n’était pas encore vide.

- Allons Cyannée, il vient de le dire : il reviendra à l’Ildalys. Tu auras mille autres occasions de le rencontrer.
- Mais pour une fois que tu daignes sortir ! S’exclama-t-elle en retour.
- Au moins nous avons eu l’occasion de profiter du spectacle. Et elle ne parlait pas uniquement de sa voix.

Cyannée perçue immédiatement la nuance.

- Il est si parfait ! Elle se mit à siroter son verre d’un air rêveur tandis que Feyre la regardait un sourcil haussé. - Il chante bien, il est beau, sa voix est aussi douce que la soie, il est gentil, il…

- Tu le connais ? Interrogea la sirène d’un air suspicieux.
- Non.
- Alors comment sais-tu qu’il est gentil ?
- C’est inscrit sur son visage ! Lysrus ne l’aurait pas doté d’autant de don si il ne l’était pas.

Feyre pinça les lèvres sans oser répondre que Lysrus n’y était probablement pour rien. La nymphe était de toute façon complètement conquise ; rien ni personne ne pourrait visiblement la faire changer d’avis. Quant à elle, elle savait reconnaître un combat déjà perdu alors elle se contenta d’un rire silencieux avant de relever les yeux vers la salle qui se vidait déjà de son public.

- Quelle tristesse… Murmura Feyre en les regardant s’en aller. - Les musiciens sont bons. Mais il était indéniable que, dépourvu de leur chanteur, il manquait un rien de quelque chose pour rendre leurs mélodies inoubliables. Ce qui ne l’empêcha pas de les écouter avec plaisir. Du moins jusqu’à ce qu’un cri si aigu et perçant qu’il lui vrilla les tympans retentit.

- OH PAR LES DIEUX ! La voix de Cyannée était si rauque que Feyre se demanda si elle n’allait pas défaillir. Ses yeux étaient ronds comme des soucoupes, brillaient d’un étrange mélange d’excitation, d’admiration et d’un désir infini. Et il n’était pas difficile de deviner ce qui avait pu attiser un tel comportement, alors lorsque ses yeux vert se posèrent sur la silhouette svelte du triton, elle ne s’étonna pas. Cependant elle fut frappé par autre chose mais elle ne sut dire quoi.

Ezechyel, s’il n’avait pas été doté d’un chant mélodieux et de doigts de fées, aurait sans doute pu faire des émules avec ses simples traits délicats. Que ce fut la Terre ou Ozena, l’unes d’elles lui avait fait présent d’un cadeau précieux ; le charme allié à la beauté. Son attitude nonchalante, son sourire en coin, la sueur qui perlait le long de ses tempes et faisait vriller ses boucles brunes un peu plus lourdement, même la peau pâle qui se révélait dans le décolleté de sa chemise, tout semblait avoir été fait chez lui pour séduire. Ses yeux noisettes étaient une invitation à l’espièglerie et ses lèvres à la lasciveté. Pendant un bref instant, Feyre fut parfaitement incapable de détourner le regard. Elle qui n’était pas de nature à se laisser séduire, mais l’exact le contraire, se trouva fort dépourvu. Il ne fallut pas moins d’un nouveau cri perçant de Cyannée pour lui remettre les pieds sur terre.

- Je… Vous… Avez remarqué ? S’étrangla la nymphe au bord de l’évanouissement.

Feyre n’esquissa pas le moindre mouvement, pas plus qu’elle ne lui fit l’aumône d’un sourire. Non, elle le jaugeait, lui qui possédait un charme capable de lui faire oublier un instant qu’elle n’était aucunement intéressée. Ses yeux se plissèrent, dévalèrent ses cheveux de jais, la couronne de fleur qui les ornaient puis son visage, longèrent l’angle de sa mâchoire, la ligne parfaite de son cou humide et la naissance de sa clavicule et tombèrent sur sa main tendue. Elle y glissa la sienne et la sensation de ses lèvres sur sa peau était aussi brûlante que si elles avaient été faites de fer chauffé à blanc. Feyre ne cilla pas et retira sa dextre dès que ses doigts desserrèrent leur étaux.

- Elles le sont effectivement. Dit-elle alors qu’elle forçait ses lèvres à s’étirer.

Mais déjà l’attention revenait à Cyannée qui, une fois de plus, manqua de défaillir. Feyre rit franchement cette fois et cela lui permit d’arborer un sourire plus sincère que le précédent quand elle tourna à nouveau la tête vers le chanteur.

- C’est bien son nom. Répondit-elle pour sa camarade qui était trop occupée à ventiler son visage devenu rouge écarlate. - Il est plaisant de voir que même un artiste tel que vous s’intéresse à son public, la notoriété peut parfois faire perdre la tête. Même à Ozena. Ses doigts s’enroulèrent autour de son verre et elle prit une gorgée.

Soudainement, la nymphe retrouva l’usage de la parole.

- Asseyez-vous avec nous ! Ses yeux s’ouvrirent en grand et elle pâlit légèrement. - Si-si vous voulez…

Feyre cilla, elle avait toujours connu Cyannée mesurée et travailleuse. Celle qu’elle découvrait était toute différente ou peut-être était-ce le vin. Toujours est-il qu’elle lui vint en aide non sans rire une fois de plus.

- Je suis certaine que Cyannée serait effectivement ravie si vous nous accordiez un peu de votre temps. Quant à moi j'échangerais avec plaisir avec un membre éminent de la maison des Maintes Eaux. Ce qui était parfaitement faux, elle l’aurait repoussée aussi loin que possible, lui et son charme dévastateur  si ça n’avait tenu qu’à elle, mais la nymphe à ses côtés avait l’air si heureuse qu’elle n’eut pas le cœur à le lui refuser. - Qu’en dites vous ?

Le cœur de la nymphe battait si fort qu'Ezechyel aurait pu l'entendre distinctement se fracasser contre sa peau qu'il devinait écailleuse. La mélopée qui s'échappait des instruments de ses musiciens faisait pâle figure face au brouhaha, à la bataille qui se déroulait dans son esprit mis à rude épreuve. Silencieusement, il l'enviait. Dans cette vie comme dans l'ancienne, il n'avait jamais ressenti une émotion aussi puissante que celle qui semblait faire vibrer l'âme de celle dont les baisers possédaient le goût de l'interdit. Il observait ses pupilles se teindre d'un noir profond, son visage se fendre d'un sourire franc et ses pieds taper doucement sur le plancher tandis qu'il s'installait paisiblement, sans que l'ombre d'une crainte ne vienne empiéter sur son assurance. Dire que le triton appréciait déclencher des réactions disproportionnées aurait été mentir, et quiconque se targuait de décrier la pointe de narcissisme qui découlait de chaque compliment aurait été un sombre idiot. Ses yeux noisette dansaient entre les deux créatures marines, teintés d'une malice, d'une fourberie qu'il n'aurait jamais daigné avouer. Oh, Ezechyel adorait gagner, mais ce qu'il préférait par-dessus tout, c'était jouer.


L'indifférence de la dirigeante de la Maison des Maintes Eaux, à côté du déferlement de joie de son assistante, aurait dû lui faire l'effet d'une douche froide. Son visage restait fermé à la moindre émotion, se refusait à la décadence de lui offrir ne serait-ce qu'un sourire de courtoisie. Il s'attarda involontairement sur les taches de rousseurs qui constellaient les joues de la sirène à la peau hâlée avant que son attention ne dérive sur ses écailles qui brillaient, renvoyant la lumière des lieux directement vers lui. Il en serait presque venu à oublier qu'il s'agissait non pas de sa supérieure, mais de la supérieure. Des rumeurs concernant Feyre, il suffisait de posséder des oreilles pour les entendre. Sa nomination venait à peine d'être prononcée, comme chaque prétendant à un rôle aussi important que celui-ci, elle avait été contestée. Et si la sirène jouait un rôle, se donnait des airs plus coriaces que ce qu'elle n'était véritablement, alors c'était indéniable : Ezechyel se trouvait en compagnie d'une des plus fantastiques actrices d'Ozéna, bien plus encore que la troupe entière d'Arakyel Triska. Puis contre toute attente, la mine impassible de Feyre disparut sous un rire franc face à l'exaltation de Cyannée qui aurait pu glisser sous la table de honte à chaque instant. Sa voix, aussi suave que douce, s'éleva de nouveau, passant à peine au-dessus des notes de violon qui déferlaient dans son dos, à croire que les musiciens voulaient enfouir la présence de leur chanteur quand bien même il n'essayait plus de leur voler la vedette. « Sans public, un barde n'est rien. Je ne déroge pas à la règle, et je sais reconnaître la loyauté et l'enthousiasme quand je le vois. ». Il tourna la tête vers la nymphe qui peinait à tenir sur ses jambes qu'il devinait tremblantes. L'envie d'être faussement modeste et de refuser l'invitation le chatouillait furieusement, cependant il n'en fit rien. L'opportunité était trop belle, presque donnée, tombée des cieux. Il se devait de la saisir. « Si c'est demandé si gentiment… ».


Il se redressa sur son tabouret, attrapant la lanière de l'étui bleuté de son luth bleuté pour le replacer sur son épaule d'un geste si précis qu'il en frôlait l'automatisme, avant de s'attabler à leurs côtés. Il baissa les yeux vers les verres qui régnaient en maître, remplis d'un liquide dont la teinte lui rappelait de bons, mais éphémères souvenirs. Ne l'étaient-ils pas tous, éphémères ? Un simple échange de regard avec la serveuse lui suffit à comprendre qu'il réclamait que tous soient servis à nouveau, généreusement. Dans ce cadre, Ezechyel profitait des consommations et ne lésinait guère sur le partage de ses richesses, sa popularité n'ayant pas encore réussi à lui monter au cerveau. Ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne perde le contrôle, pour autant il ignorait encore à quelle sauce il allait être mangé. « Un membre éminent, voyez-vous cela. C'est un beau compliment que vous me faites ici, Dame Sarynx. Pourrais-je vous appeler Feyre ? ». Il posa sa tête dans le creux d'une de ses mains, penchant légèrement la tête alors que son sourire s'enfonçait de plus en plus dans la taquinerie. « Votre prénom est d'une sonorité parfaite, un plaisir pour mes oreilles. ». Pas autant que l'était sa tenue pour ses yeux, moulant son corps à la perfection, un simple voile cachant un trésor estimé. Au-delà de sa beauté que nul ne pouvait nier, la dirigeante dégageait une vague de charisme qui aurait presque pu faire oublier au triton qu'il n'était pas en reste à ce niveau, le submergeant. Il lui fallut reporter de force son attention sur la nymphe, tant il était accaparé par la prestance de sa dirigeante et c'est avec un air plus détendu qu'il reprit la conversation.


« J'ignorais que vous étiez proche des hautes sphères, Cyannée. Vous n'êtes pas souvent accompagnée, quand bien même j'apprécie de vous voir, même seule. ». Encore moins en si bonne compagnie, dut-il se retenir d'ajouter alors que l'injonction lui brûlait les lèvres. « Vous venez pour une occasion particulière, pour fêter quelque chose ? Si j'avais su, j'aurais pu vous préparer une prestation dédiée. ». Il releva la tête, cherchant d'un air faussement effrayé la silhouette particulière d'Adelyne dans le décor. « Ne le dites à personne, surtout. J'adore Azamyr, mais il ne faudrait pas que je me retrouve à articuler mes performances pour n'importe qui. Et vous n'êtes pas n'importe qui, Cyannée, Feyre. ». Son regard croisa à nouveau celui de la sirène, audacieux. « Il ne faudrait pas que cela devienne la norme, cela perdrait inévitablement de sa valeur. ». Comme parfaitement synchronisée, la serveuse fit son apparition dans le dos de la nymphe et déposa une nouvelle bouteille sur la table après avoir rempli une nouvelle fournée de verres. « Je me suis permis. Il s'agit de mon vin de paleberge favori. On ne peut plus sucré, distillé par une des meilleures artisanes d'Azamyr, un délice à chaque gorgée. Anastasia Duchêne est capable de faire des merveilles avec de simples fruits. ». Un miracle de la nature à n'en point douter. « Je vous vois rarement en dehors de nos quartiers, Feyre. Pour être honnête, je vous vois rarement tout court. ». Son sourire s'élargit doucement, remontant jusqu'à ses fines oreilles. « C'est un honneur et un plaisir, je ne m'en cache pas. ».

Bien qu’elle eut préféré le voir refuser, l’attitude d’Ezeckyel était un véritable théâtre et plus encore lorsqu’il entraînait Cyannée avec lui. Feyre se gourmanda d’ainsi rire intérieurement d’eux, mais hélas leur manège était bien trop captivant pour les interrompre. Ezeckyel était à Cyannée ce que le miel est aux abeilles et , ironiquement, Feyre n’était pas prête à se passer d’un tel spectacle. Encore moins d’un moyen de pression envers l’ancienne seconde qui avait passé des heures et des jours à la houspiller de droite et de gauche pour mettre de l’ordre dans les affaires qui étaient désormais les siennes.  Sans compter qu’elle n’avait jamais vu la nymphe dans un état d’euphorie et de fébrilité pareille, c’était encore plus divertissant que cette sortie elle-même.

- Voyez-vous ça… Murmura Feyre, suffisamment fort pour qu’Ezeckyel l’entende, soutenant son regard alors qu’elle prenait une gorgée. -  A l’instar du mien, le vôtre est particulier. Particulièrement vieux également. C’était un euphémisme étant donné son origine archaïque à une époque qui n’était maintenant plus présente que dans les livres d’histoire, peut-être même un mythe mais une chose était certaine ; si elle avait dû imaginer un ange c’eut été avec le visage du triton sans aucun doute. L’ironie eut été qu’il fut devenu malakim une fois à Ozéna, mais cette dernière s’était rit de lui et en avait fait un être de la mer. A moins qu’il n’eut lui-même choisi son nom, comme bon nombre de nouveaux habitants. C’était là l’un des luxe de la vie à Azamyr, la possibilité de tout reprendre de zéro, de tirer un trait sur un passé que l’on ne voulait pas voir ressurgir. Par politesse mais aussi parce que c’était une vérité, elle aurait voulu lui retourner le compliment mais elle s’en abstint contre toute attente. Il était plus amusant de le laisser un brin frustré.

- Je travaillais pour l’ancien dirigeant ! S’exclama Cyannée qui sortait enfin de la torpeur dans laquelle elle était plongée depuis que le triton avait accepté de se joindre à leur table. Elle avala d’une traite son verre, sûrement pour se donner du courage, et reprit. - J’étais le bras droit du prédécesseur de Feyre. Et… Il… Enfin, il n’était pas un grand adepte des tavernes, ni euh… Elle se mit à rougir comme une pivoine sous ses écailles bleutées. - De votre musique. Sa voix sembla mourir dans sa gorge. Ne sachant plus quoi dire, ni où se cacher, elle laissa un silence gênant retomber entre les trois convives.

- Nous ne fêtons rien en particulier. La voix suave, légèrement réchauffée par le vin de paleberge, Feyre vint au secours de la nymphe qui la gratifia d’un regard penaud. - Cyannée voulait venir vous voir et moi… Elle haussa les épaules, faisant miroiter les épaulières d’écailles dorées qui les recouvraient. - J’avais besoin de sortir un peu.

- C’est une vraie mule ! Se plaignit l’ancienne seconde. - Il m’a fallu des heures de négociations po-... Un regard dans sa direction suffit à lui clore les lèvres.

- Je crois bien que nous ne sommes pas venus ici pour parler du travail, ni de ma façon de le faire, n’est-ce pas ? Cyannée acquiesça d’un vif mouvement de tête. - Mais je crois qu’elle aurait adoré un spectacle concocté uniquement à son attention. Glissa-t-elle sur le ton d’une fausse confidence au brun. L’intéressée piqua un fard et fusilla la sirène du regard, lui arrachant un nouveau rire franc.

- Vous pouvez m’appelez Feyre, c’est ainsi que tout le monde m’appelle et croyez moi, je n’ai rien d’une dame. Ceci était un pieu mensonge cependant car depuis qu’elle avait abandonné son uniforme de veilleur, elle avait revêtue des parures plus somptueuses les unes que les autres. Aux antipodes de tout ce qu’elle avait connu jusqu’à présent mais également de tout ce qu’elle avait été, Feyre avait décidé que le chemin de dirigeante de maison serait accompagné de la découverte d’une nouvelle facette d’elle-même. Elle ne savait juste pas encore à quel point.

- Je ne vous vois guère plus, cependant j’entend parler de vous. Jusque dans les entrailles de la maison des Maintes Eaux et pour cela je n’ai nul recours aux services de bouches et d’oreilles indiscrètes. Votre réputation vous précède monsieur De Angelis. Elle ne sourit pas mais son regard était taquin bien que toujours sérieux. Ses doigts lestes, sertie de fines bagues d’or s’enroulèrent doucement autour de son verre qu’elle leva pour porter un toast. - Aux soirées impromptues et au vin de paleberge. Lança-t-elle avant de boire.

Deux heures, un nombre conséquent de bouteilles et une Cyannée aussi bancale qu'un tabouret de bar plus tard, Feyre compris que demain matin serait profondément compliqué.

Mordu d'une curiosité que l'on réputait insatiable, Ezechyel laissait son regard se perdre dans la constellation de taches de rousseurs ornant le visage de sa dirigeante. Oh, le triton n'était guère avare en compliments, encore moins en taquinerie, et le rang de celle avec laquelle il échangeait ne l'aurait pas fait déroger à ses propres règles, son propre jeu. Il s'amusait de voir les minuscules rides au bord de ses yeux se crisper, ses lèvres s'ourler dans un sourire aussi discret que précieux alors que la nymphe qui l'accompagnait perdait manifestement ses moyens. Il aurait pu se délecter de l'attention dont on le couvrait, des fleurs que l'on jetait sur son passage, après tout cela n'aurait été une surprise pour personne et nul n'aurait su le blâmer, si ce n'est quelques âmes qui le jalousaient. À raison, car si Ezechyel s'était longtemps cru semblable au commun des mortels, il avait compris en arrivant à Ozéna que ce n'était plus le cas. Dans un sens, tous les citoyens d'Azamyr étaient spéciaux, choisis ou chanceux, mais le triton, capricieux, pensait être les deux.


« L'ancien dirigeant ? Vous êtes une sainte, Cyannée. ». Un beau mensonge que voilà, car Ezechyel ignorait bien tout de celui qui avait tenu les rênes avant la belle créature qui se tenait devant lui. Loin des politiques et surtout loin du conseil qu'il imaginait plus barbant que n'importe quelle salle de classe dans lequel on avait dû le traîner à l'époque où il y allait encore, le barde se berçait d'illusions dans une vie oisive qui lui convenait parfaitement, et dont Feyre, au vu de son sérieux presque glacial, aurait bien eu besoin de goûter. L'interaction entre les deux jeunes femmes arracha un rire franc au triton qui s'étira longuement, passant une main dans sa chevelure qui partait en épi, en retirant sa couronne dorée un instant pour la poser sur la table. « Je serais bien mal placé pour juger quelqu'un qui se dédie corps et âme à sa vocation. ». Depuis le jour où la musique était entrée dans sa vie, le triton avait perdu de vue tout le reste. La rancœur venait avec le succès, mais pour l'heure, encore trop jeune et insolent, il ne s'en rendait pas pleinement compte. « Vous ne vous connaissez pas depuis très longtemps, pourtant vous semblez vous entendre à merveille. Une cohésion aussi rapide est... hors du commun. ». Si l'on mettait de côté le fait que Cyannée était bien trop bavarde et que Feyre n'appréciait guère sa langue qui se déliait bien trop aisément devant un joli minois. Paradoxal pour une nymphe, dont la nature invitait à la séduction, d'être ainsi réduite devant un triton.


« Vous m'en voyez ravi et flatté, quand bien même aucun de mes spectacles ne fera autant de bruit que votre nomination. ». Suivant le mouvement initié par la sirène, Ezechyel trinqua de bon cœur à cette soirée qui s'annonçait plus que spéciale. Alors que l'alcool coulait à flots, le triton se perdit dans une conversation mondaine, enchaînant les anecdotes sur ses dernières prestations, racontant avec un sourire plaqué sur le visage la fois où, à la dernière minute, son luth avait été volé par un admirateur aux mains baladeuses. La course poursuite avait été rocambolesque et le triton portait encore aujourd'hui une cicatrice au niveau de l'avant-bras témoignant de cet accrochage. Feignant le côté spectaculaire de l'arrestation, il releva doucement sa manche pour dévoiler une trace blanche suivant presque le chemin naturel de ses veines avant de se couvrir à nouveau, constatant que Cyannée buvait autant ses paroles que le vin de paleberge qui commençait à sérieusement attaquer ses capacités mentales. Lentement, la nymphe tanguait sur son tabouret et d'un geste surprenamment agile, le jeune homme la rattrapa et passa son bras sous son épaule pour la soutenir. « Je pense que tu as atteint tes limites, Cyannée. Il est l'heure de rentrer te coucher. ». Dans les heures passées à déblatérer, le tutoiement était devenu naturel, et si la nymphe n'avait pas autant bu, elle se serait sans doute souvenue de détails croustillants le concernant. Il jeta un coup d'œil au personnel qui tenait encore le bar, habitué à ces situations qui se répétaient inlassablement, et c'est après avoir confirmé avec Feyre que la demoiselle pouvait être ramenée dans ses quartiers qu'il la vit disparaître dans l'embrasure de la porte.


Maintenant seul avec la sirène et particulièrement éméché, Ezechyel perdait de sa stature pour verser dans un tout autre registre. Les yeux embrumés par l'alcool, les joues légèrement rosies et un sourire jusqu'aux oreilles, le triton rapprocha son tabouret de celui de Feyre tout en éloignant d'une main les consommations de la nymphe qui gisaient sur la table. Il plongea son regard dans le sien, l'observant silencieusement durant de longues secondes qui parurent des heures avant que sa langue ne se délie. « Vous savez, Feyre, lorsque votre nomination a eu lieu, il m'a été demandé de venir la célébrer. ». Il plissa les yeux, marquant une pause. « J'ai refusé. Je ne vous connaissais pas, je n'avais aucune idée ce que vous alliez faire de notre Maison. ». Une réflexion bien plus intense que celles auxquelles il était habitué. Son sérieux commença à s'effriter, remplacé par cet air taquin qu'il adorait arborer et son regard se perdit dans la crinière brune de la sirène, sur ses écailles dorées qui parsemaient sa peau hâlée. Ezechyel ne boudait jamais son plaisir, encore moins ses envies. « Je ne sais toujours pas ce que vous allez faire du devoir qui vous incombe. ». Il se pencha lentement, diminuant la distance qui les séparait progressivement. « Et je ne vous connais toujours pas. ». Son sourire s'élargit tandis que ses doigts jouaient sur la table les jouxtant. « Mais s'il m'était demandé la même chose aujourd'hui, je n'hésiterais pas une seconde à composer une ode à votre élégance. ». Sa main saisit alors sa couronne dorée, qui tomba naturellement sur sa tête, entre ses boucles. Et alors qu'il allait se reculer pour se retrouver à nouveau à une proximité convenable, il s'arrêta en plein chemin pour parler plus bas, plus près de son oreille, sa voix suave et son souffle chaud glissant sur sa peau d'ébène. « Tu es une sirène, après tout. Quelle diablerie faut-il commettre pour t'entendre chanter, Feyre ? ».

Cyannée disparue à l’angle de la porte, soutenue par une jeune nymphe que Feyre avait déjà rencontrée mais dont le nom lui échappait. Et égoïstement, la sirène se surprit à en tirer une certaine satisfaction. C’était un sentiment qui lui était parfaitement étranger et pour lequel elle éprouva un mépris immédiat. L’individualisme n’était pas l’un de ses traits de caractère, elle n’en avait jamais même fait montre et pourtant… Son introspection aurait pu s’éterniser, peut-être même aurait-elle trouvée les réponses à ses questions, mais les yeux Hazel qui accrochèrent les siens balayèrent ses pensées parasites.

Le discours d’Ezeckyel était trop franc pour être celui d’une personne sobre, mais Feyre ne s’en souciait pas. Au contraire, cela l’amusait. Depuis qu’elle était devenue la dirigeante de la maison des Maintes Eaux, c’était comme si la veilleuse était morte pour laisser place à une entité qui n’avait rien d’humain. Ses amis marchaient sur des œufs, l’évitaient parfois. Ils lui parlaient avec une déférence qu’elle n’avait jamais exigée et essayaient par tous les moyens possible de ne pas la froisser. Comme si de sirène, elle était devenue une créature assassine et mortelle au pouvoir démesurée. Il lui semblait qu’un fossé s’était creusé entre eux. Un gouffre qui n’était pourtant qu’un titre. Du jour au lendemain, Feyre s’était retrouvée aussi seule que l’on pouvait l’être.

- Hélas il est trop tard pour les regrets, Ezeckyel. Répondit-elle simplement. C’était la triste réalité, jamais il ne pourrait chanter sa prise de poste, ni la célébrer parce que ce moment appartenait au passé et, il ne servait à rien d’en s’en alarmer. Feyre avait été célébrée de bien des façons et cela lui convenait amplement.

La mélodie qui se jouait dans la poitrine de Feyre lorsque le triton se pencha dans sa direction était étrange. Elle était rythmée, forte et inconnue. Une douce chaleur se répandait sur ses joues depuis de longues minutes déjà et elle ne devait son salut qu’à sa peau brune qui dissimulait aisément le rosissement de ses pommettes à cause de l’alcool. La sensation que cela faisait des années qu’elle ne s’était pas sentit ainsi libérée enlevait un poid dans sa poitrine. Pourtant elle savait qu’elle le regretterait dès demain, dès qu’elle se réveillerait et que sa tête serait semblable à une enclume frappée par un marteau mais aussi lorsqu’elle découvrirait les nouveaux dossiers accumulés sur son bureau. Une part de Feyre le savait mais celle qui avait besoin de respirer, de s’échapper de ce carcan qu’elle n’avait jamais vraiment voulu, celle-là étouffa bien vite ces pensées parasites pour se concentrer sur son verre de paleberge qui venait d’être rempli.

Sa proximité était plus grisante qu’elle ne s’y attendait et sa conscience lui hurlait que c’était parfaitement inconvenant, mais Feyre ne l’écouta pas. Elle se contenta d’observer ce qui allait se passer, de frissonner et de vibrer au contact de son souffle et à la tension qu’il faisait naître entre eux. Ce lien lui parut si puissant que pendant un instant, elle crut pouvoir le toucher du bout des doigts. Un sourire se dessina aux coins de ses lèvres et elle s’entendit murmurer : - Il faut se damner pour cela, Ezeckyel.

Peut-être que, finalement, c’était elle qui s’était damnée.

Elle était incapable de savoir comment ils en étaient arrivés là, mais toujours était-il qu’ils avaient réussit à s’éclipser avec plus ou moins de discrétion de la taverne pour filer à travers les rues d'Azamyr et qu’ils se trouvaient désormais sur le pas de la porte d'une bâtisse luxueuse. En d’autres circonstances, Feyre aurait rebroussé chemin, elle aurait planté le triton là sans demander son reste. En vérité, elle n'aurait peut-être même pas accepté de le raccompagner. Elle avait eut suffisamment d'amants au cours de son existence pour savoir que cela n’amenait rien de bon, pis encore lorsqu’il s’agissait de créatures magiques. Pourtant, elle était là, dans l’escalier. Sa poitrine heurtant celle d’Ezeckyel alors que ses yeux se perdaient dans les siens.

- Je ne devrais pas être là… Son regard plongea sur les lèvres avides qui n’étaient qu’à un souffle des siennes. - Je devrais rentrer. La maison des Maintes Eaux... Cyannée... Elle n’avait absolument aucune envie de retourner là-bas. - Je suis la dirigeante, je ne peux pas me permettre de… Les doigts graciles se posèrent sur sa taille loin d’être timides, ils ne s'imposaient pourtant pas, ils étaient une question qui n’était pas formée de mots : “je peux ?” semblaient-ils demander. Elle aurait du refuser, reculer, mettre de la distance entre eux. Lui imposer la distance qui seyait à une dirigeante et le membre de sa maison. Mais quelque chose chez lui l'empêchait de se plier à sa ligne de conduite et au fond d'elle-même, Feyre savait que ce n'était pas l'alcool. Ainsi, ses lèvres répondirent par l’affirmative quand elle vint embrasser les siennes.

“Ses lèvres ont le goût du sucre”, songea Feyre en le laissant l’attirer contre son corps.

D'un tintement de verre contre un autre à une nuit de tendresse, il n'y avait qu'un pas. Ezechyel caressait du regard le visage de Feyre, ses yeux parcourant sa peau hâlée, les écailles dorées qui parcouraient sa nuque, brillant sous la lumière des torches de la taverne. Les musiciens commençaient à plier bagage, pourtant aucun d'entre eux ne vint saluer le barde, constatant que son attention ne pouvait être divisée. Aussi proche de sa dirigeante, son souffle alcoolisé et chaud contre le sien, Ezechyel baignait dans un autre monde, une autre dimension. Autour de lui, le décor s'était éclipsé, ne restait que la Dame de cette nuit, car il n'osait penser que cela se reproduirait. Oh, il ne doutait pas de ses capacités, bien au contraire, néanmoins le timing de cette rencontre n'aurait pu être plus parfait. Le triton rentrerait accompagné d'une demoiselle sur laquelle il n'aurait jamais d'ordinaire pu poser ses mains audacieuses, non pas parce qu'elle ne lui aurait refusé, mais parce que leurs chemins ne se seraient jamais croisés. Feyre étincelait d'une lumière intense, aussi brûlante qu'un soleil d'été, mais la chaleur n'avait jamais fait impasse à l'impétuosité d'Ezechyel. Se damner pour entendre la douce voix de sa dirigeante s'envoler lui semblait être peu cher payé et son sourire déjà présent sur ses traits espiègles ne fit que s'agrandir. « Je me damnerais autant de fois qu'il le faudra. ».


Leur arrivée devant son domicile fut plus expéditive qu'il l'aurait cru. Se retenant de rire tel un adolescent lors de son premier rendez-vous, Ezechyel traversa les ruelles d'Azamyr en évitant soigneusement les endroits illuminés par les torches, son bras entourant la hanche de Feyre dans ses mouvements aussi graciles que rapides. L'alcool rougissait ses joues, le rendait bien plus direct qu'il ne l'était d'ordinaire, ce qui constituait un exploit que peu de citoyens avaient eu l'occasion de voir par leurs propres yeux. Il pivota vers sa dirigeante, s'arrêtant au pied des escaliers, tandis que l'hésitation commençait cruellement à gagner du terrain. À ses injonctions, Ezechyel voulut répondre, mais il ne pipa mot. Elle avait raison. Une femme de son acabit n'avait rien à faire aussi tard dans les rues d'Azamyr, l'esprit embrumé par l'alcool, encore moins en sa compagnie. Ses doigts caressaient tendrement sa joue éclairée par la faible lumière qui émanait de l'intérieur de la bâtisse sans que son regard quitte le sien, comme s'il craignait qu'à l'instant où ses yeux iraient errer, elle écouterait la raison qui hurlait dans sa tête. Ses deux bras passèrent sous les siens, s'enroulant naturellement autour de sa taille et il l'attira avec douceur contre lui, jusqu'à ce que leurs souffles ne fassent plus qu'un.


Le contact des lèvres de Feyre l'électrisait. Un frisson puissant parcourut tout son corps tandis qu'il se fondait dans cet échange enivrant, refusant d'y mettre un terme jusqu'à ce que l'air ne vienne à lui manquer. Quand il dut s'en séparer, sa main remonta le long de son dos, passant sur ses écailles dorées avant d'arriver à sa nuque qu'il flatta capricieusement. « Tu es la dirigeante, Feyre. Ma dirigeante. Tu peux faire tout ce que tu désires, quand tu le désires. ». Il approcha ses lèvres de son oreille lentement. « Ce soir, il n'y a que toi qui comptes. Oublie le reste... ». Incapable de résister à la tentation, il lui vola un baiser, puis un autre, et encore un autre. Chaque fois que ses lèvres se liaient aux siennes, qu'il entendait le son saccadé de sa respiration contre la sienne, Ezechyel sentait la flamme dansant en lui s'embraser, son envie grandir. Il la voulait maintenant, envers et contre tout, alors que la bienséance leur dictait de reculer. Dans un élan de possessivité, le triton posa ses mains sur les joues de la sirène sans interrompre leur échange entre la douceur et la folie. Il ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait autant désiré, si cela avait un jour existé. Le bruit de pas sur les pavés non loin d'eux le ramena à la réalité et il s'empara de la main de sa douce pour la faire monter sur les escaliers. Rapidement, il ouvrit la porte et la fit passer en premier, prenant soin de la refermer dans son dos alors qu'une nuit à l'abri des regards les attendait.


Dans l'entrée gisaient plusieurs instruments de musique, chacun rangé dans un étui à moitié ouvert, ainsi qu'une commode sur laquelle se trouvait un archet ainsi que différents parfums. Le meuble, surplombé par un immense miroir, renvoyait à Feyre et Ezechyel un reflet qui les hanterait une éternité, et quand sa belle eut le dos tourné, le triton ne put s'empêcher de se coller à son dos, déposant des baisers dans son cou. Lentement, sa main droite glissa sur les épaules nues de la sirène, arrivant jusqu'à ses bras encore recouverts d'un tissu qui commençait à l'agacer. L'autre main s'emparait d'une bougie qu'il alluma en se servant de la lumière d'une des torches de l'entrée, avant d'interloquer ses doigts avec les siens. Devant eux se tenait encore un immense escalier en bois verni, et le triton entraîna Feyre dans cette montée vertigineuse, ne s'arrêtant que pour échanger un énième baiser, collant le dos de la sirène à la rampe quand il sentait que la passion l'arrachait au plaisir de sa dirigeante. « Je ne veux que toi, Feyre. Laisse-moi t'avoir. » lui glissa-t-il dans un chuchotement empli de désir, tandis qu'ils arrivaient enfin devant sa chambre, enfouie dans les ténèbres.