Zohar, frimousse au vent, pieds qui battaient la campagne, se riait du tour qu’il avait joué à cette pauvre Khaïr. Jamais elle ne pourrait arriver la première au point de rendez-vous, pour des raisons purement logiques de… logique. Sauf que Zohar avait oublié que quand bien même ses quartiers à lui étaient sur son chemins, ceux que la donzelle ne devaient pas être bien loin de leur point de départ, ce qui finalement, lui conférait aussi un avantage. Fichtre, il n’avait pas pensé à ça.

Heureusement, Zohar avait eu la chance d’être doté un nouvel ADN qui, sans qu’il sache comment, lui avait donné la possibilité de maintenir un rythme de coureur de sprint sur des distances de fond. Coupant à travers les jardins et les allées par des raccourcis connus uniquement de ceux qui avaient l’habitude d’ignorer les règles, il finit par arriver jusqu’à chez lui après une course effrénée qui, pourtant, l’avait laissé à peine essoufflé.

Son premier réflexe fut de plonger ses mais dans une vasque remplie d’eau sombre pour venir s’éclabousser le visage, chassant de ses traits les derniers vestiges de l’ivresse. Le froid de l’eau vint tendre sa peau et faire battre son coeur de manière saccadée, et il resta un instant immobile, le souffle court, le visage dégoulinant, fixant la lune haute par la fenêtre. Cette vision éveilla en lui un sentiment d’urgence, d’excitation. C’était ce qu’il était devenu. Une créature de la nuit. Il l’avait toujours été, dans un sens, même sur Terre. Vivotant à l’heure du crime, ne fermant les yeux qu’aux premières lueurs de l’aube. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il était devenu…comme ça. Ou alors parce qu’il rêvait d’avoir ce qu’il ne pouvait posséder. La rareté d’un objet, ou la douceur âcre d’un lampée de sang échappée de sa prison de peau blanche.

Zohar s’ébroua brusquement pour chasser l’eau de ses cheveux et les horreurs de son crâne. D’un geste, il se débarrassa de ses vêtements couverts de vin pour enfiler une tenue plus pratique, plus sombre. Il accrocha à la ceinture sa dague -bien moins efficace que ses crocs, à son avis- et un petit sac rempli de carreaux d’arbalète. L’arbalète en question alla rejoindre son attirail du parfait petit chasseur, ainsi qu’une sacoche, et il fila sans demander son reste, laissant sa piaule aussi froide et vide qu’il l’avait trouvée en y entrant.

En arrivant près des remparts, Zohar fut soulagé de constater que la chimère n’était pas encore arrivée, et qu’il n’aurait aucun gage stupide sorti de sa cervelle farfelue à effectuer. Même si cela voulait dire qu’il aurait lui-même à inventer quelque chose d’assez intéressant. Malheureusement, Khaïr montra le bout de son nez à peine une minute après lui.
L’air suffisant, il pointa le doigt vers elle, sourcils froncés. « Ah, ça fait au moins quinze minutes que j’attends ! T’es vraiment lente, je ne sais pas si tu pourras suivre le rythme de la nuit… » déclara-t-il d’un air faussement concerné. « Je te trouverai un défi à la hauteur en temps et en heure, ne t’inquiète pas. » ajouta-t-il avec un sourire espiègle.

Au moins, l’enthousiasme de Khaïr était rassurant. En l’écoutant, Zohar prit soudainement un air très sérieux, inhabituel pour ceux qui ne le connaissaient que peu. « Chasse de la nature ? Oui, c’est pas mal, mais Khaïr, je dois te dire quelque chose, juste pour être sûr. » répondit-il, son sourire l’ayant quitté. « La chasse pour moi, c’est pas juste une promenade un peu énergique. C’est mon boulot, mon gagne-pain… et puis c’est aussi l’assurance que demain je serais en mesure de ne pas sauter à la gorge de quelqu’un sans le vouloir. » déclara-t-il d’un air sombre, le regard fuyant. « D’habitude, j’emmène personne, parce que c’est pas forcément très beau à voir… C’est la première fois que je suis accompagné, ça me stresse un peu. »

Il réajusta son sac, et réaffirma son sourire, comme pour atténuer un peu la tension qu’il avait installé. « Je te fais confiance Khaïr, même si on se connait pas depuis longtemps. Je sais que tu prends pas ça pour une blague ! Mais si tu me gênes, je t’embroche, d’accord ? » termina-t-il avec un sourire qui laissa ses canines briller à la lueur de la lune, tout en agitant vers elle son arbalète de poing, heureusement non chargée. « On y va ? »

Sans attendre de réponse, il se dirigea vers la porte de la ville, où les veilleurs de garde contemplaient les environs d’un air ennuyé. Zohar, la tête de celui qui faisait ça tous les jours, s’avança vers un des gardes, qui bailla à son approche. « Salut.
- Salut Zohar. Tu pars en balade ?
- Comme d’hab.
- Tu connais la chanson.
- Ouais, ouais… » répondit Zohar, avant de fouiller dans son sac pour en sortir une plaque gravée du signe de sa maison qu’il tendit au garde, avant de lui montrer ses armes et le contenu de son sac. Puis, il fit signe à Khaïr d’approcher, et le veilleur leva un sourcil surpris, avant de ricaner. « T’emmène ton amoureuse ?
- Un rendez-vous sous les étoiles, ça s’refuse pas, non ?
- Ouais, d’ailleurs en parlant d’ça, hier j’ai croisé une nymphe, t’aurais dû voir ça. Des gambettes interminables… Bref, chacun ses goûts. » termina-t-il en lançant un regard circonspect à Khaïr et en rendant sa plaque à Zohar, avant de faire signe à Khaïr. « Bon du coup, z’êtes déjà allée dehors ? C’est pas une promenade de santé, faut être en forme, et vu vot’ tête, j’suis pas sûr que vous soyez vraiment en état…   c’est quoi que je sens ? » interrogea le veilleur, en reniflant vers Khaïr.  
Derrière lui, Zohar haussa les épaules à l’intention de Khaïr, impuissant. « Elle est avec moi, ça devrait aller non ? Est-ce que je t’ai déjà créé des embrouilles ?
- Tu te fous d’ma gueule, là ? » ricana le veilleur, avant de finalement s’écarter. « J’suis pas convaincu, mais c’est votre problème, hein. »
Zohar leva le pouce en direction de Khaïr, avant de lui chuchoter, en imitant le ton du garde. « Oublie pas d’signer l’registre de sortie ! Comme ça si tu clamses, on saura quel nom mettre sur ta tombe sans cadavre. Parce que compte pas sur moi pour rapporter ton p’tit cul d’macchabée. »

Sans surprise, Khaïr ne se laissa pas démonter par les remarques déplacées et les sous-entendus insultants à peine masqués qui fusaient. Et dire qu’on mettait les veilleurs sur un piédestal, les yeux sur les remparts, les protecteurs de la cité… une bande d’ivrognes ouais, qui tentaient de tuer le temps en picolant et en jouant aux cartes. Il fallait espérer que le jour où la ville se ferait attaquer, ils seraient aussi rapides à réagir que lorsqu’il fallait faire des fouilles au corps aux femmes.

Mais Khaïr ne semblait pas être assez à leur goût pour ça. Zohar l’observa envoyer paître l’élite de la ville -non- en faisant une petite danse victorieuse, juste derrière le veilleurs, et en s’arrêtant immédiatement lorsque ce dernier se retourna pour leur indiquer qu’ils pouvaient enfin passer, et de ne pas faire de conneries, merci bien. Zohar tira Khaïr par le bras pour l’entraîner avec lui et s’éloigner le plus vite possible en direction des bosquets qui bordaient la ville. « Pas à chaque fois. Là, ils faisaient les malins parce que tu étais là, mais d’habitude ils me connaissent, alors c’est plus une formalité qu’autre chose. » déclara Zohar avec un sourire à moitié dissimulé. « J’irais pas jusqu’à dire que je les comprends, mais je sais que moi je deviendrais fou si je devais rester là toute la journée à attendre que quelqu’un passe, juste en regardant l’horizon. » D’un grand geste de bras, il engloba la totalité du paysage qui leur faisait face. « Imagine devoir voir ça tous les jours en sachant que tu pourras jamais y aller ? Bref. »

Zohar ne répondit pas tout de suite à Khaïr. Il attendit qu’ils aient parcouru la distance qui les séparait des bois, et que les remparts aient disparu derrière les silhouettes des troncs pour finalement se tourner vers Khaïr dans la semi-obscurité. La lune n’était pas pleine et les fines lueurs qui passaient entre les feuillages ne parvenait qu’à peine à dessiner les contours de la forêt. Les ombres devenaient immenses et noires, et pourtant Zohar semblait aussi à l’aise que s’il était chez lui. « Tu as déjà chassé avant ? » demanda-t-il brusquement, incapable de se souvenir si Khaïr lui avait déjà donné la réponse. « Peu importe, écoute. » Il s’assit sur une souche d’arbre, le regard songeur. « On est deux, donc ça veut dire qu’on va pouvoir s’attaquer à quelque chose de plus gros que d’habitude. Mais attention, le but c’est pas de mourir. Il y a des moozers dans le coin. D’habitude je m’en occupe pas trop parce c’est pénible à transporter, mais si tu es là… » Il sourit à Khaïr. « En plus la ville nous encourage à les tuer, puisque sinon ils viennent détruire les récoltes. Si on arrive à en trouver, ça peut faire une bonne proie et se revendre cher. »

Sans attendre la réponse de Khaïr, il se remit debout et commença à avancer plus profondément dans le bosquet. « D’abord, il faut trouver leur trace. C’est facile, ils se déplacent en groupe, donc généralement ils font du dégât derrière eux, ils laissent des empreintes, des branches cassées, des herbes écrasées… Il n’y a plus qu’à remonter la piste et quand on tombe dessus, c’est là que ça devient compliqué. Il faut se mettre face au vent pour pas qu’ils nous sentent, bouger le plus silencieusement et doucement possible pour ne pas se faire repérer, et dès qu’on est à portée… tirer. » dit-il en montrant son arbalète. « Mais avec tes illusions… tu pourrais faire apparaître un prédateur pour les effrayer et les faire aller là où on veut qu’ils aillent. Oui, c’est une bonne idée… »

Zohar s’arrêta soudainement, tendant un bras pour empêcher Khaïr d’avancer plus. « Là. » déclara-t-il avec un sourire. « Tu les vois, les traces ? » Il pointa du doigt le sol, où un mélange de terre et de brindilles écrasées montrait le passage d’un animal… ou plusieurs. « Vas-y. Je te suis. »

Zohar n’avait aucune idée des pouvoirs de Khaïr. A vrai dire, il avait l’impression que les Maisons étaient assez secrètes quant aux véritables capacités de leurs membres, et faisaient en sorte d’en dévoiler le moins possible. Bien sûr, il était impossible de ne pas connaître les grandes lignes des dispositions de chacun. Zohar savait donc que Khaïr était une chimère capable de créer des illusions. Et… ça s’arrêtait là. Avait-il vraiment envie d’en savoir plus ? Non. C’était déjà assez effrayant comme ça.

Khaïr avait un bon instinct. Zohar l’observait alors qu’elle remontait doucement la piste des bêtes, à l’aise, comme si elle avait l’habitude, impassible alors que des explorateurs chevronnés se mouillaient les chausses à la simple idée de passer sous couvert de la forêt. Ses idées étaient bonnes, aussi. « Je ne sais pas si de la nourriture fonctionnerait, mais si tu fais… apparaître un petit, où je ne sais quoi, peut-être que l’un d’entre eux pourrait être curieux ? » demanda Zohar en réfléchissant, avançant à moitié accroupi. « En tous cas tu te débrouilles comme une cheffe. J’ai pas besoin de te dire quoi faire. » ajouta-t-il avec un sourire invisible dans le noir, devinable uniquement à une lueur de canine sous la lune.

Zohar sentit les moozers avant de les voir. Une odeur légèrement musquée dans l’air, mêlée à celle des plantes écrasées et du crottin. Les ailes de son nez palpitèrent, tandis que son coeur s’accélérait. Ils avaient trouvé leurs proies, la chasse commençait véritablement. Le vampyre sentait tous ses sens à l’affut, tandis qu’il faisait signe à Khaïr levant la main pour lever deux doigts, curieux de voir comment le plan de sa camarade pourrait se mettre en place. Et sur un hochement de tête, il s’avança en direction du troupeau.
Il ne lui fallut que minutes avant d’apercevoir une paire de bois iridescents. À une vingtaine de mètre devant eux, un petit troupeau de moozers stationnait parmi les arbres. Une douzaine d’individus tout au plus, qui paissaient tranquillement, profitant de la nuit.

Zohar fit signe à Khaïr de ralentir, puis à l’aide d’un mouvement de doigt, lui expliqua qu’il allait tenter de les contourner pour les prendre à revers, tandis qu’elle pourrait mettre en place son illusion. Puis, il leva le pouce pour lui demander si tout allait bien.
Au même instant, les moozers levèrent brusquement la tête, et Zohar se figea complètement. Merde, ils avaient été vus ? Mais ils n’avaient fait aucun bruit et le vent leur faisait face…

« Khaïr, attention ! » cria Zohar. Avant qu’il ait pu comprendre quoi que ce soit, le troupeau de moozers s’était soudainement élancé en trombe, bondissant à travers les troncs, faisant trembler le sol de leurs sabots pour courir… droit sur Khaïr et Zohar, accroupis dans l’ombre.
Le sang du vampyre ne fit qu’un tour. D’une détente féline, il bondit en avant de toute la vitesse dont il était capable pour se jeter sur Khaïr et la plaquer au sol, l’écrasant sous son poids, avant de couvrir son crâne de ses mains pour se protéger.

Le sol trembla violemment sous les fracas des sabots de bêtes, qui leur passèrent dessus comme une vague sur un rocher. Toujours allongé par dessus Khaïr, Zohar sentit la terre qui volait autour d’eux au passages des créatures. Il s’attendait à être piétiné, mais seuls les sabots des moozers qui leur sautaient par dessus lui frôlèrent le dos. Le dernier animal trébucha maladroitement lors de son saut, frappant Zohar au côtes avant de reprendre sa course effrénée pour rejoindre ses congénères.

Le sol cessa progressivement de trembler, au fur et à mesure que le troupeau s’éloignait, mais Zohar ne se releva pas tout de suite. Le souffle court, il contemplait le sol, incapable de dire s’il était encore en vie, où s’il avait été réduit en bouillie par le passage de la horde.
Bientôt, une douleur dans les côtes vint tirailler son flanc, confirmant son état de vivant. Alors seulement, il commença à se redresser pour libérer la pauvre Khaïr, qui se retrouvait coincée par le vampyre pour la seconde fois de la soirée, quand même.

Avec un grognement de douleur, Zohar se laissa glisser en arrière, tombant assis sur le sol froid de la forêt. « Aïe… Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » murmura-t-il en essuyant son front sali par la terre. Il ne réussit qu’à étaler un peu plus la saleté, mais cela lui importait peu. « Khaïr ! Ça va ? T’es blessée ? » demanda-t-il vivement en avisant la chimère allongée sur le sol. Son flanc le lançait, mais son esprit était plus alerte que jamais. Il se remit péniblement debout, tendant les mains à la chimère pour l’aider à en faire de même. « Faut qu’on bouge ! Quelque chose a fait peur aux moozers, et faut pas que ça nous trouve. Allez, vite ! »

Khaïr avait eu la délicatesse de ne pas s’accrocher à lui comme un bourrin en se redressant, et Zohar lui en était reconnaissant. Malgré cela, il ne put s’empêcher de laisser échapper un grognement de douleur sous l’effort. Portant la main à son flanc, il laissa échapper un profond soupir. Il ne sentait rien de cassé, ni de sang, mais il se retrouverait probablement avec une magnifique ecchymose dès le lendemain. « Ça va. » annonça-t-il à Khaïr. « L’un des moozers m’a trébuché dessus, mais je crois que ça devrait aller. Ça fait mal, mais c’est tout. » Il massa ses côtes et s’avança, boitillant. Devoir accepter l’aide de Khaïr lui arrachait la gueule, mais il n’avait pas vraiment le choix. Il ne pouvait pas se permettre de boiter à travers la forêt, ni de s’asseoir tranquillement à l’ombre d’une arbre en attendant que ça passe.

Passant un bras autour des épaules de Khaïr pour se soutenir, Zohar se lança en avant aussi vite qu’il le pouvait. Chaque pas provoquait en lui un flash douloureux, mais il refusa d’en laisser paraître quoi que ce soit, gardant les lèvres scellées. Il ne voulait pas passer pour un pauvre type aux yeux de la rebelle, faiblard et geignard. Il se disait que ça ne devait pas être la première fois qu’elle soutenait un de ses camarades blessés, sauf qu’il devait y avoir une différence entre porter un ami amoché par les balles en zigzagant à travers les cocktails Molotov, et s’encombrer d’un vieux gars qui s’était fait marcher dessus par une biche.

Pourtant, Khaïr n’arrêtait pas de lui dire des trucs sans aucun sens, de parler de sa bravoure, de l’appeler héros… à tel point que Zohar finit par se demander si elle ne s’était pas cogné la tête un peu fort en tombant. Il se trouvait tout sauf héroïque. Au contraire, plus les secondes passaient, plus il se sentait idiot d’avoir entraîné la chimère dans tout ça. Qu’est-ce qui lui était passé par la tête en lui demandant de l’accompagner ? Il aurait mieux fait de partir tout seul et de la laisser entre la sécurité des remparts. Si jamais il lui arrivait quelque chose à cause de lui ? Non, mieux valait ne pas y penser. « Je mérite pas tout ce que tu dis. Tu dis ça parce que tu me connais pas vraiment, encore, mais je t’assure que je suis qu’un ramassis de nullité. Demande à n’importe qui en ville, tu verras. » finit-il par répondre d’un air sombre. Zohar l’imbécile, Zohar le menteur, Zohar l’entêté, l’imprudent, l’égoïste, l’escroc… Trop distrait pour comprendre ce qu’on attendait de lui, trop instable pour qu’on lui fasse confiance. On lui reprochait sa loyauté vacillante, ses principes peu fiables. Seule Khaïr semblait y être aveugle… ou faire semblant de ne rien voir. « C’est moi qui a eu l’idée de cambrioler le vieux, tu aurais pu avoir des problèmes à cause de moi. Et dans la cave, j’ai failli te mordre parce que j’arrive même pas à me contrôler et à ignorer cette foutue faim. Et maintenant, je t’ai entraînée là dedans et on va y passer… » continua-t-il, le moral au plus bas. Il aurait presque préféré que Khaïr le lâche et l’abandonne là pour s’en sortir seule.

Mais elle avait raison. Le bruit derrière eux se rapprochait. La forêt craquait, vrombissait… On entendait les branches et les brindilles craquer sous le poids d’un animal qui semblait énorme, les feuille mortes voler, la terre labourée par des griffes. Et le plus effrayant, peut-être, le râle puissant de la respiration d’un animal en pleine course, qui se rapprochait de plus en plus.

Ils étaient devenus les proies.

Zohar lâcha Khaïr. Elle avait raison, courir comme des imbéciles ne servait à rien. La bête allait forcément les rattraper et les mettre en charpie. Il fallait faire face et se battre en profitant de l’effet de surprise, ou mourir en essayant. « Khaïr… si t’as une idée de génie c’est maintenant. » murmura-t-il en armant son arbalète, et en se saisissant de sa dague de l’autre main, prêt à planter ce qui surgirait d’entre les buisson entre les deux yeux.

Les fougères s’agitaient face à eux, et soudain, la bête surgit. Dans l’obscurité, on ne voyait rien d’autre que deux yeux jaune, une fourrure sombre et une gueule baveuse remplie de crocs luisants sous la faible lueur de la lune. Deux pattes armées de griffes impressionnantes se tendirent vers eux, et Zohar pressa la détente, tandis qu’il entendait Khaïr passer à l’offensive à côté de lui. Deux idiots rêveurs et opportunistes, préférant l’excitation d’une dernière bataille à une paisible vie langoureusement monotone.

Le carreau de son arbalète se ficha dans l’épaule de la créature, qui lâcha un rugissement. « WAAARGH- AÏE ! Qu’est-ce que-…? » s’exclama la créature, avant d’écarquiller les yeux d’une manière bien trop humaine en voyant les deux chasseurs. Zohar resta bouche bée, incapable de réagir. Mais il était trop tard, et il sentait qu’à côté de lui, la magie de Khaïr opérait déjà.

Les yeux de la bête étaient d’un jaune brûlant, animés d’une colère sauvage. Sa gueule, elle, débordait de crocs et d’une langue épaisse et rouge qui venait pendre sur ses babines, luisante de la salive des affamés. Couvert d’une fourrure noire et drue, l’échine culminant à presque deux mètres, l’animal fonçait droit sur Khaïr. Khaïr, qui n’avait cessé de tenir à bout de bras son moral chancelant depuis leur cuisant échec contre les moozers. Qui l’avait soutenu dans leur fuite alors qu’elle aurait pu l’abandonner là pour s’enfuir seule. C’est ce qu’il aurait fait, lui, s’il avait été à sa place.

S’il avait pu, Zohar se serait à nouveau jeté entre elle et la bête pour faire barrage de son corps. Armé de sa force vampyrique, il aurait peut-être pu tenir tête à la créature. Mais sa blessure l’avait affaibli. Il était lent, beaucoup trop lent, et il ne pouvait que contempler la scène qui se déroulait sous ses yeux impuissants. Il allait devoir regarder les griffes énormes et les crocs pointus de la bête déchirer son amie, sans pouvoir faire quoi que ce soit. Malgré lui, ses paupières se fermèrent pour lui épargner ce spectacle, mais Zohar les rouvrit immédiatement. Non, il devait voir. C’était à cause de lui qu’on en était arrivés là, peu importe ce que pouvait penser Khaïr. Il devrait graver l’image de ce massacre dans son esprit pour ne jamais refaire la même erreur.

L’air crépita, gonflé de magie. Il n’y eut pas un bruit, pas un souffle, mais la forêt sembla frémir. Zohar, qui sentait sa gorge s’assécher, ne pouvait décoller son regard de la bête qui s’immobilisa soudain face à Khaïr. La bête… La bête ? Il y avait quelque chose d’étrangement humain dans la façon dont elle s’était interrompue et reculait désormais doucement, dressée sur ses pattes arrières, ses pattes avant tendues devant-elle comme si elle cherchait à apaiser quelqu’un. Et soudain, Zohar compris.

Ce qui les pourchassait avait tout d’une bête, mais n’en était pas une. Ses pattes étaient des bras, certes poilus, mais terminés par de longs doigts et un pouce opposable, parfaitement fonctionnel. Sur son torse et son abdomen se dessinaient des muscles dignes d’un souleveur de fonte. Ses yeux jaunes avaient tout du loup, mais ils arboraient désormais une expression bien trop familière.

Ce n’était pas une bête. C’était un métamorphe, un métamorphe loup. Complètement nu.

Zohar n’eut pas vraiment le temps de s’arrêter sur ce genre de détails. Le métamorphe glapit, avant de tomber les fesses les premières sur le sol et de reculer précipitamment, les yeux levés vers quelque chose qui semblait se trouver au-dessus de Khaïr. Zohar suivit son regard, et… ne vit rien du tout. Pas d’insecte démesurément terrifiant, pas d’ombre menaçante, rien. Pourtant, le métamorphe semblait terrifié. « Q-Quoi ? Non, pitié ! Je peux tout expliquer ! » cria-t-il, levant les mains devant lui, comme pour se protéger. Mais Khaïr ne semblait pas l’entendre. D’ailleurs, elle ne semblait plus rien entendre du tout.

« Khaïr ! »
Zohar ne put s’empêcher de pousser une exclamation en voyant le corps de la chimère vaciller, puis s’affaler au sol. D’un bond, il se précipita vers elle, ignorant la douleur de ses côtes. Le métamorphe, l’air toujours paniqué, sembla enfin s’apercevoir de sa présence. « Mec ! Recule, t’es malade ! Tu vas te brûler ! » prévint-il Zohar en l’attrapant par le bras. Mais Zohar se dégagea d’un coup sec. De quoi parlait-il, celui-là ? Il avait bu ou quoi ? Pour se promener cul-nu dans la forêt, probablement que oui.

Sans plus se préoccuper du métamorphe, Zohar s’agenouilla près de Khaïr. Elle lui semblait soudainement très mince, presque fragile, son visage blanc couvert de larmes se détachant sur la terre sombre. « Qu’est-ce que tu lui as fait ?! » rugit Zohar, en se tournant vivement vers le métamorphe. « Rien du tout ! J’étais tranquillement en train de faire ma petite chasse nocturne hebdomadaire, c’est tout. Je vous ai pris pour des moozers, d’ailleurs. Heureusement que je vous ai reconnus avant ! » répondit le métamorphe, l’air toujours agité. « Mais elle a dû flipper. Le feu a surgi autour d’elle, mais maintenant c’est bon, j’ai compris la leçon ! Pas la peine de faire cramer toute la forêt !
- Le feu ? »
Zohar regarda autour de lui. Il ne voyait rien. Et soudain, il comprit. « C’est une illusion, espèce de débile. » grogna-t-il. En face de lui, le métamorphe resta interdit, avant de soudainement pousser un long soupir soulagé. « Aaah, ouf ! J’ai vraiment cru que j’allais me faire rôtir l’arrière-train, moi ! 
- On peut savoir pourquoi tu es à poil ?
- Pour laisser la bête en moi s’exprimer, communier avec la nature. Mon loup intérieur a besoin de vivre. Tu devrais essayer, un jour. » répondit le métamorphe en s’asseyant plus confortablement sur le sol et en se grattant l’oreille avec l’une de ses jambes, ce qui bien que témoignant d’une souplesse admirable, offrait également une large vue non sollicitée sur son anatomie.

Zohar détourna le regard pour se pencher à nouveau sur Khaïr. Elle marmonnait quelque chose en boucle, les yeux fixés devant elle, sans sembler voir quoi que ce soit. Ses larmes avaient tracé de longs sillons dans la poussière qui recouvrait ses joues. Zohar posa une main sur son épaule, et il la sentit trembler sous ses doigts. Que s’était-il passé ? Avait-elle vu trop gros, avait-elle versé l’intégralité de ses forces dans sa magie ? Elle avait l’air d’un enfant tétanisé devant une vision monstrueuse. Paniquée, terrifiée.

Avec toute la douceur dont il était capable, Zohar prit le visage de Khaïr entre ses mains. Très délicatement, comme s’il manipulait un artefact ancien et inestimable, il le tourna vers lui pour chercher son regard, même si Khaïr ne semblait pas le voir. « Khaïr, tu m’entends ? » demanda-t-il à voix basse. « Khaïr, c’est moi, Zohar. Je suis avec toi, tout va bien. Tout va bien, je te le promets. »
Il se pencha encore un peu plus vers elle, s’approchant de son visage pour entendre ce qu’elle disait. Les flammes ? Pitié ? Était-elle apeurée par sa propre illusion ? D’une main, Zohar lui caressa lentement les cheveux. « Les flammes ne sont pas réelles, elles ne peuvent pas te faire de mal. C’est ton illusion, c’est toi qui la contrôle. C’est toi qui décides. » continua-t-il à murmurer. « Tu sens ? L’air est frais, la terre est froide. Tout va bien. »