Si l’on m'avait un jour dit que dormir serait un luxe, je n’y aurais pas cru.

Petite j’adorai dormir, passer des après-midi étendue dans les bras de mon père, bercée par le son de la télé et des actualités auquel je n’accordai guère d'intérêt. Adolescente, j’étais devenue un loir, capable de s’éveiller dans l’unique but de se soulager pour retourner se coucher aussi vite. En devenant adulte, je n’y avais vu qu’une perte de temps, des heures que j’aurai pu mettre à profit au travail ou dans des sorties avec quelques amis. Lorsque mon accident m’avait frappé, c’était devenu un échappatoire ; le temps n’avait plus de prise et dans mes songes je n’étais plus prisonnière de mon corps. J’étais une adolescente, un oiseau, une conscience, je n’étais parfois rien mais j’étais libre alors j’avais aimé dormir et jamais, au grand jamais, je n’aurais pu imaginer quel calvaire cela deviendrait six ans plus tard. Je ne savais pas à quel point l’obscurité de mes paupières me semblerait menaçante, ni les battements de mon cœur aussi bruyant. J’étais revenue à la vie, j’avais traversé un portail surnaturel, abandonné tout ceux que je connaissais à un monde dont la cause était déjà perdue, j’avais bravé six ans d’enfermement, j’étais prête à affronter Ozéna à main nue et pourtant, à la manière d’une petite fille, j’étais terrorisé à l’idée de dormir. Pis encore, j’en étais incapable.

Le corps dont j’avais hérité en arrivant dans ce monde me plaisait. Il n’était pas particulièrement fort mais il était souple, agile et endurant, c’était plus que tout ce dont j’avais osé rêvé. Hélas comme l’enveloppe humaine que j’avais laissé derrière moi, il nécessitait un certain entretien et le sommeil en faisait partie intégrante.  

J’avais quelque peu perdu le compte des jours mais j’étais certaine que ma dernière nuit complète remontait à mon existence sur terre. Après avoir passé des heures à fixer le plafond, d’autres à faires les cents pas dans ma petite chambre et les dernières à m'éveiller en sursaut, le front couvert d’une pellicule de sueur, j’avais du me rabattre sur des méthodes un peu plus coriaces. J’avais d’abord fait en sorte d’être tellement épuisé que mon enveloppe n’aurait d’autre choix que de sombrer. Cela ne s’était, bien évidemment, pas déroulé comme je l’avais espéré et j’avais volé d’une paire d'heures de répit avant d’être arraché à mon repos par un hoquet de stupeur. Le jour suivant c’était sur l’alcool que j’avais jeté mon dévolu mais là encore je n’avais écopé que d’un violent mal de crâne, une nausée fort désagréable et tout juste une heure de paix.

Le jour avait le mérite de me voir glisser plus aisément dans les affres du sommeil, de ridicules siestes de quelques minutes chipée par ci par là, à l’occasion d'inattentions qui me valaient des réflexions acides de la part des autres aventuriers et camarades qui me voyait piquer du nez. Compréhensible. Cependant, j’étais déterminé à remédier à ce problème et ma solution s’appelait Kidà.

C’était une petite boutique engoncée dans les méandres du quartier central dont j’avais obtenue l’adresse en tendant suffisamment bien l’oreille. Les rumeurs laissaient entendre que la tenancière était aussi jolie que glaciale et que ses concoctions étaient aussi efficaces qu’elles pouvaient être redoutables. Ce qui était exactement ce dont j’avais besoin et si ça ne fonctionnait pas, j’envisageai déjà de demander à Viktor de me donner un bon coup derrière la tête -bien qu’il ne faisait aucun doute quant au fait qu’il serait fort compliqué à convaincre ! Pour l’heure, je misais tout sur l’herboriste dont j’avais entendu les louanges et c’est ce qui mena mes pas au devant de sa boutique par un bel après-midi ensoleillé. A l’instar de la journée lumineuse dont nous profitions, je me sentais d’une humeur rayonnante mais les cernes gigantesque trahissaient mon manque cruel de sommeil.

- Bonjour ! Lançai-je à la cantonade en faisant tinter le carillon de la porte d’entrée.

Immédiatement l’odeur de plantes me prit si férocement aux narines que je ne pu m’empêcher de les froncer. Par politesse, je fis glisser le foulard de mes cheveux et l’enroulait autour de mes épaules. C’était un endroit qui semblait calme ou peut-être était-ce car à cette heure ci la majorité des habitants d’Azamyr étaient au travail ? En tout cas, il ne semblait pas y avoir âme qui vive.

- Il y a quelqu’un ? Poursuivis-je en refermant la porte dans mon dos.

Il ne semblait pas y avoir âme qui vive dans cette boutique. L’endroit sentait une forte odeur qui me rappelait la sauge mais aussi celle de quelque chose de plus “vieux” et duquel j’étais bien incapable de me souvenir. Avançant au milieu des étagères, j’oubliai un bref instant la fatigue qui me tenaillait pour m'intéresser à ce qui s’y trouvait. Le moins que l’on puisse dire fut que j’avais encore bien des choses à découvrir sur ce monde et ce qui le composait. La moitié de ce qu’il y avait d’écrit sur ces étiquettes m’étais étranger. C’était encore pire lorsqu’il n’y en avait pas. J’étais incapable de reconnaître les plantes, les mélanges et mêmes les senteurs. En sommes j’étais un nouveau né au beau milieu d’un champ de bocaux étranges. J’étais sur le point d’attraper l’un d’eux quand une voix derrière moi me fit sursauter, une seconde de plus et j’étais presque certaine que nous aurions retrouvé des bris de verres partout sur le sol. Une chance que ce ne fut pas le cas, je n’avais rien de plus à offrir que les dernières pièces que j’avais avec moi.

Kidà -si c’était bien elle- était exactement ce que l’on m'avait décrit d’elle. Grande, une silhouette mince et élancée, de jolies boucles cuivrées, un nez retroussé et des yeux semblables à deux émeraudes. Comme à chaque nouvelle rencontre, je ne pus m’empêcher de me demander si elle avait toujours été ainsi dans sa vie précédente ou si son apparence avait changé lorsqu’elle avait franchi le portail. Les Fae, généralement, ne changeaient pas beaucoup lorsqu’ils arrivaient sur Ozena. Cela n’empêchait pas quelques surprise de temps à autre et apprendre que Kidà était autrefois une belle brune à la peau mât aurait sans doute rendu tout ceci un peu drôle.

- Bonjour. Après l’avoir observé avec un regard peut-être un peu trop long et appuyé, je la saluai enfin. - Alors euh… Les deux ? Si j’avais eut le choix, je serais venu avec le nom de ce que je voulais mais ici je n'étais même pas foutu de reconnaître un pissenlit. Principalement parce qu’ils existaient pas ensuite parce qu’il fallait s’instruire et les dieux seuls savaient à quel point je n’avais absolument aucune envie de rester cloîtrée derrière un bureau. Même pour étudier la faune et la flore de mon nouveau chez moi. De plus, en travaillant à la guilde d’exploration, viendrait sans doute le moment d’apprendre ces petites choses. Mais d’abord, il me fallait dormir.

- Je fais des insomnies. Je lui lançais un regard qui voulait dire “De VRAIES insomnies”. A dire vrai, je pense qu’il lui suffisait d’observer un peu mon visage pour s’en rendre compte. Je ne m’étais guère vu dans un miroir ces six dernières années mais même sans cela je n’avais loupé ni les cernes gigantesques qui creusaient mon regard mordorés, ni mes traits tirés qui me donnaient bien dix ans de plus. Il allait s'en dire que c’était dix années de trop. - Est-ce que vous auriez quelque chose de… Du bout du doigt je vins me frotter le menton d’un air songeur. - De fort. A ce stade j’étais prête à accepter le gourdin.

Ce que j’espérai maintenant, c’était que Kidà ne me prenne pas pour la droguée que je n’étais pas -mais dont j’avais tout à fait l’air avec mon air de mort vivant et mes mains flageolante - et surtout qu’elle ait de quoi soulager mon mal. A ce rythme, je ne tiendrais plus très longtemps et si ce n’était pas mon corps qui lâchait le premier ce serait sans doute une bestiole qui me boufferait durant un moment d’inattention.

Je pense que l’imbécile qui a donné le nom de “Dagnon” avait un sérieux problème. Ozéna est un monde neuf où tout est à faire, rien n’est nommé et pourtant quelqu’un à réussi à inventer un mot aussi moche que celui-là. Je me penche pour jeter un œil au bocal que la rouquine me présente et je ne peux retenir la grimace qui me vient. A se demander si quelqu’un a pas été découper des morceaux de verrues violettes pour les coller dans des bocaux. Mais ce sont des champignons, à quoi je m’attendais ? Au moins ils ne nécessitent pas d’être manger, juste infusé. Pas beaucoup plus engageant. Je peux pas me vanter d’être une grande fan de thé, ni aujourd’hui, ni demain, ni même jamais en fait, mais je suis prête à faire un écart parce que je rêve que d’une seule chose : Une vraie nuit de sommeil. Ce qui, visiblement, va m’être refusé dans les jours à venir parce que la dose la plus forte de cette… chose atteint son paroxysme au bout de deux jours. Quarante-huit putain d’heures ou je vais devoir regarder, les yeux comme des soucoupes des champignons en train de trempouiller dans l’eau chaude. Merde, il me faut quelque chose de plus rapide. J’ai pas l’intention de crever bêtement. J’imagine que mon désarroi se lit sur mon visage, mais je garde le silence. L’herboriste à l’air de bien aimer son sujet, moi j’ai des choses à apprendre et absolument pas envie de me la mettre à dos dès notre première rencontre.

- Peut-être, je réponds. Parce que sincèrement je suis pas sûre de moi. Avant d’arriver chez Kidà, j’ai fais le tour de quelques connaissances qui m’ont donné leurs propres astuces : qui se sont révélées inefficaces, sinon je serais pas là. Si le remède est aussi commun qu’elle le prêtant, que j’en ai prit même à mon insu ne serait pas complètement surprenant. - Qu’est-ce qu’on risque en excédant les quarante-huit heures ? La vraie question à poser aurait sans doute été “qu’est-ce que vous avez de plus fort ?” et je la poserais sans doute juste après mais franchement, ça m’intrigue. Cet univers est plein de surprises, je me suis rendu compte qu’au final il n’y a pas de questions bêtes mais surtout, que si je pense que dans le monde des humains j’aurais pu tomber malade en passant la barre des deux jours, dans le monde d’Ozéna, je pourrais bien me transformer en dragon à pois vert sans que ça surprenne personne. Ça fait son charme, si on omet les risques mortels qui viennent avec ses particularités.

J’attends tranquillement sa réponse tout en me déplaçant entre les étagères pour lorgner les différentes plantes qui sont à hauteur de mon nez, ça me coûte de l’admettre mais ça m’empêche de voir une bonne partie de tout ce que son magasin propose. Ce qui n'est pas si pire dans le fond parce que je suis même pas sûre que je serais capable de déterminer qui est quoi et quoi est qui.  

- J’ai peur que deux jours soit trop long. Autant l’admettre tout de suite, j’ai pas quarante-huit heures devant moi. Je dois dormir et fissa si je veux pas servir d’amuse gueule pour le premier riftan qui passe. Déjà que je m’en sors moyennement avec des lekeos. - Il faudrait que je dorme ce soir. Je pense que la relaxation… J’ai pas besoin d’être relaxé, mais je tais cette information. Kidà est un peu froide mais elle à l’air plutôt sympathique, c’est pas pour autant que j’ai envie de lui livrer tout ce qui se passe dans ma caboche. Ni mes peurs, ni mes cauchemars. Enfin, si j’ai pas le choix, il se pourrait bien que je passe à table mais j’ai encore espoir de pouvoir faire des pirouettes. Qui sait ? Avec un peu de chance… En tout cas, je me jette à l’eau. On fait pas d’omelettes sans casser des œufs après tout.

- On m’a parlé de l’anhwicaba… Non hanwibacca… Quelque chose comme ça. Peut-être pas le meilleur conseil qu’on m’ait refilé vu la gueule de celui qui l’a fait, mais il a admit que si on dosait ça correctement, ça devrait suffire à endormir ma conscience et toutes les merdes qu’elle fait remonter. J’arrête de loucher sur les bocaux pour me tourner vers Kidà, un petit sourire désolé au coin des lèvres parce que je sens que je vais lui donner du fil à retordre puis j’attend sa réponse.