You can call me Tom

- Excusez-moi.

Ambre leva une paume ouverte en direction du passant, l'air navré.

Les rues de la cité s'étaient animées bien tôt ce jour là.
Ballottée entre les citoyens à l'arrêt et ceux, pressés, qui croisaient son chemin sans s'en écarter, la jeune femme peinait à se frayer un passage au sein du quartier central.
Les étales s'étaient établies en divers recoins de pavés blanchis par l'habitude. De discrets crieurs vantaient leurs produits, d'autres scrutaient la foule en quête d'un porte monnaie rempli, et quelques retardataires s'affairaient autours de tables à demi-garnies. Les curieux, eux, se rassemblaient autours des objets de convoitises et ne cessaient de guetter l'affaire à ne pas manquer. Les paniers, précieux, s'en trouvaient garnis et se cognaient contre les hanches et les coudes... sans jamais glisser hors des mains de leurs propriétaires. Le brouhaha, quant à lui, masquait les indignations et les reproches, laissant les plus affectés à l'ignorance de leur bourreau.
Enfin, l'ensemble avait fini par former une litanie incompréhensible qui bourdonnait, telle l'âme d'une ville en éveil.
Un jour de marché comme un autre.

La veilleuse s'était levée, la motivation à l'âme, et le congé en perspective. Il y avait eu quelques malheureux derniers jours, et l'idée d'une promenade dépensière l'avait tirée de son lit. *Hors de question de gâcher ce quartier libre en fainéantise* s'était-elle promis serrant les lacets de ses bottes.
Hors de question de laisser filer ce quotidien béni que le badaud ne savait plus apprécier.
Elle s'était donc renguaillardie de cette sortie sans contraintes en franchissant d'un bond le seuil de sa porte.
S'était plu à ne pas scruter le ciel en quête d'heure, ou d'estimation de son prochain tour de garde.
Puis avait adopté la démarche du tranquille, s'arrêtant deçà, delà, pour observer la cité s'éveiller.

- ...Vous attendez ?

Un jeune homme timide s'était courbé devant elle, comme alourdi par un poids invisible. La tête rentré dans les épaules - il semblait crouler sous le poids de l'embarras - il pointait d'un doigt gauche un minuscule stand aux tons crèmes et dorés.

- Euh non non..

Ambre lui indiqua d'une main respectueuse la file qui s'était formée à son insu, juste devant ses pieds. Il n'était pas rare que pareille situation se profile dans le quartier central, pour autant, cette échoppe-ci lui était totalement inconnue.
*Un... deux... trois ...* - comptait Ambre silencieusement, détaillant le nombre de clients qui avaient consenti à offrir un peu de leur temps. *...Dix...Onze....Douze !?*
Éberluée, la jeune faucheuse pencha la tête de côté pour tenter d'apercevoir le motif d'un tel engouement. Elle ne pensait pas avoir vu ça depuis les derniers remises sur le lot de Noc.

- Vous devriez rester derrière moi … - lui chuchota ce même jeune homme, soudain moins effarouché - … ils partent vite !

Les cils de la veilleuse papillonnèrent un instant d'indignation, et elle pencha la tête de côté, sourcil relevé. L'intéressé rougit :

- C'est que...euh... vous sembliez...

Il piqua un fard, fourra les mains dans ses poches et trouva le courage nécessaire à la fin de sa phrase :

- J'attends pour les pains au chleucolat vous connaissez ?

*Les quoi ?* Ambre le regarda comme si un rocher venait de lui tomber sur la tête.

- Les pains au chocolat ?

- Nooooon ! Au chleucolat !! … Il a réussi à les faire encore meilleurs qu'avant ! - chuchota-t-il finalement à l'image d'un garnement qui révèle un terrible secret.

La jeune femme croisa les bras et le fixa d'un air désabusé : Soit cet homme se payait sa tête, soit elle avait passé trop de temps sur les remparts.
Il était complètement ridicule qu'une viennoiserie franchisse le portail d'entre deux mondes. Encore plus étonnant qu'on la gratifie d'un nom peu sérieux. *Chleu-.., chleu-...* La jeune femme formait la syllabe silencieusement entre ses lèvres circonspectes.  
Puis l'odeur surgit.
D'abord un pic discret de sucre, qui perça ses sinus bouchés par l'air hivernal.
A sa suite, tout un florilège de saveurs qu'elle pensait perdues.

Voyant le visage d'Ambre se transformer, le garçon sourit de toutes ses dents. Il lui tourna ostensiblement le dos et acheva :

- Promis, si j'achète le dernier, je vous fais goûter !

*Promis si tu achètes le dernier je te dépouille » - pensa-t-elle en lui adressant un sourire étincelant. D'un pas de côté, elle rejoignit officiellement la file de gourmands en farfouillant déjà dans sa bourse d'Azys.
Son estomac roucoula de plaisir et commença à se tortiller d'impatience. Sa bouche, elle, frémit de multiples feux d'artifices au cœur de ses papilles.

Ambre se  mordit la lèvre et se mit à trépigner sur place.


L'attente dura un certain temps,
Quelques temps,
Beaucoup trop longtemps, aux yeux de l'avide faucheuse.

Nul client n'était venu compléter la file à sa suite, et elle s'était mise à craindre que la fin de stock en était la cause. Jetant de nombreux regards par dessus les têtes, à l'avant, elle avait fini par distinguer les contours de l'étrange vendeur : Jeune brun aux traits fins, il se démarquait de deux grandes ailes délicates et opaques, elles-même coloriée d'un vert forêt. A chaque vente remise, il étalait un sourire grandiose aux airs radieux, plus étincelant encore que la simple politesse commerçante. La jeune femme y devinait un sang-mêlé , probablement tiré d'un insecte fragile et ravissant à la fois.
L'étrange boulanger lui était pourtant tout à fait inconnu, et Ambre était assurée de pouvoir se fier à sa mémoire : Dans le tumulte des particularités physiques anodines, il y avait des apparences qui ne s'oubliaient pas.
Pas plus que de sourires enjôleurs que questionne le bon sens.
Elle y supposa une empathie à l'excès, ou une fierté du succès exacerbée. Et c'est à cette réflexion qu'elle dévolu son esprit, tentant par tout moyen d'échapper à l'impatience qui la gagnait à chaque minute...
Tant et si bien...
Qu'elle ne s'aperçut que son tour était venu...
Qu'à l'onomatopée de délice que son informateur fit lorsqu'il quitta le stand.

La laissant enfin seule face à celui qui déciderait du devenir... de son petit-déjeuner.