Voir ou ne pas voir... Telle est la question. Si seulement j'étais un peu moins gourmande en souvenirs, je ne serais pas là, en plein après midi, un marteau piqueur dans le crâne, obligée de jouer les pauvresses sous un arbre, sans repos jamais. Insatiable, telle une collectionneuse. Ou bête, à loisir aux visiteurs de choisir.
Forcée de rester là sans bouger, c'est mon cerveau qui travaille. Depuis les désastres du début du mois, les visites au Jardin avaient des relents particuliers de crainte et d'anxiété qu'il était difficile d'ignorer. Le peur de manquer, que la vie auparavant si paisible allait faire place à une survie sans pitié, comme dans un temps que je ne me rappelle pas avoir connu, mais que les autres me donne par procuration.

Une nouveauté de plus à ce sujet: Face à ce déboire, certains n'avaient pas attendu de savoir si la cité serait suffisamment approvisionnée pour l'hiver pour agir. De citoyens lambdas, ils devenaient pilleurs de cultures, et si mes voisins pouvaient voir d'ores et déjà les traces des récoltes accaparées, ça ne m'était pas encore arrivé. Tout simplement parce que quand on ne dort pas, les gens ont tendance à éviter de venir dans votre propriété. Je chassais donc moins la nuit, plus aux alentours de midi des proies plus diurnes que d'habitude. Un changement qui tend à me rendre plus irritable fatalement.

Alors quand j'entends les pas se rapprocher, je pense d'abord à un visiteur perdu dans les méandres du Jardin, à la recherche de sa stèle ou simplement en ballade et n'y prête pas plus d'attention, et pourtant les bottes sur l'herbes se font directes, allant droit vers moi jusqu'à s'arrêter à quelques mètres. Un silence se fait, pas très long cependant avant qu'un accent terriblement fort commence à m'invectiver. Avant même que je ne puisse demander à l'inconnu de baisser d'un ton, de parler plus lentement ou de même ne plus parler du tout le gus a fini et je me redresse. Du temps à accorder? "Vous voyez pas que je meurs d'une migraine? S'il vous plaît, plus doucement la prochaine fois... Fumi de Calbio."

Je penche pourtant ma tête vers le bonhomme qui me cache les quelques rayons du soleil qui se colle à mon bandeau et souris, contente de ce placement bien heureux, avant de réfléchir au gloubiboulga que je viens de me prendre dans la figure. Un projet pour la ville? "Je ne suis pas du Conseil, ni des veilleurs. Je ne sais pas comment je pourrais vous aider." ça ne m'empêche pas d'écouter, curieuse de savoir de quoi il en retourne.

Un silence se fait de nouveau et me voilà prise de remords. Pour une introduction aussi joyeuse que celle du passant qui m'ôtait la lumière du visage, il était fort dommage d'être mal lunée. C'était plutôt rare que les visiteurs soient si enjoué en venant me voir... Tout au plus reconnaissant pour mon travail qu'ils commentaient en chuchotant, comme dans un cimetière. Alors évidemment, quand un grand gaillard à l'accent pas mielleux tonne qu'il cherchent mon aide, c'est presque en sursaut que je prend la demande.

Face à ma réponse des plus ronchonne, le jeune homme se confond en excuse, non visiblement désolé pour moi, et je finis par sourire, touchée par son implication. "ça va, c'est ma faute... Un retour de flamme de mes bêtises, ça va aller." Plutôt que de chercher un remède à la connerie, je me concentre sur la proposition du damoiseau qui, de prime abord, n'a pas grand chose à voir avec moi. Mais de fil en aiguille, je comprend que ce qu'il cherche, ce n'est pas une aide médicale ( en retard, très en retard vu les jours passés), mais une aide... Culinaire.

Je lève la tête comme si je le regardait avec mes petits yeux brulés, puis forme une mine contrite: "J'ai bien peur que les incendies aient aussi fait un autre levier: Tous le monde s'est précipité sur la nourriture restante, et mes champs sont déjà vides..." Chaque nuit étaient dédiées à la conservations des bocaux d'aliments, du séchages de viandes, bref de reconstituer une réserve suffisante pour la petite populace que je pouvait nourrir à défaut de pouvoir me nourrir de ce genre de choses. Chacun sa croix, comme je l'avais entendu dans le souvenir de quelqu'un bien que je n'ai pas les tenants et aboutissants de la citation, mais tous le monde pouvais mettre sa pierre pour réparer la faute de quelques uns qui finiraient certainement bannis, les premiers exilés d'Azamyr.

Je me relève doucement malgré mes tempes qui galopent et soupire avant d'enlever mon bandeau, découvrant des yeux rougis par le désagréable fardeau d'en vouloir trop, et tends une main au bonhomme à la chevelure de feu. "Des présentations plus formelles sont de rigueur. Eve, je crois que je suis fournisseur de l'auberge hurlante mais il ne me semble pas t'avoir croisé, Fumé de Cabillaud." Je prend le compliment sur mon jardin avec un sourire ravi. "Merci, même s'il me manque la moitié de la phrase!" Je parcours l'étang d'un regard pratiquement maternel, puis lève les yeux sur l'Arken géant qui prodigue l'ombre sur le jardin asiatique reproduit ici. "C'est beaucoup de travail quotidien." Mais fait avec un plaisir immense.

Puis mon regard se porte vers l'Ouest où les bacs expérimentaux cachent les champs, et une idée me vient. "Je n'ai plus de récoltes classiques... Mais j'ai du travail pour toi, si tu veux. Et si ça s'avère fructueux... Tu auras de quoi cuisiner." Je pointe cependant un doigt au nez du rouquin et ajoute, plus sérieuse mais un air de malice dans les yeux: "CEPENDANT. Si l'expérience s'avère infructueuse, je ne m'en tiendrais pas responsable. Il sagit de tester des plantes de l'extérieur que je ne connais pas, ça pourrait être... dangereux." Si le Docteur Lafleur me voyait retenter des expériences comme je l'avais fait des années auparavant, il s'arracherait certainement les cheveux... Heureusement, le spectre n'était pas là aujourd'hui... Et les sophiroles prodiguaient encore des baies antidotes. Il ne devait pas y avoir trop de danger, si?

Quel homme expressif! Il était déjà rare que quelqu'un prenne le temps de discuter d'autre chose que du deuil et du Jardin, mais doté en sus de temps d'énergie, c'était un véritable phénomène! J'écoute en silence les pérégrinations mentales du damoiseau en, souriant de plus en plus, finit par me relever pour le saluer pleinement. S'il était de l'auberge, il était client, et les clients sont choyés surtout lorsqu'ils me permettent pleinement de vivre la vie que je mène par leur mécénat. De plus, FumiO donc semblait altruiste, essayant à sa façon de contribuer à remettre sur pied les habitants et leur moral. Il méritait d'être reçu comme il se doit!

Derrière la carrure non négligeable du cuisinier, le labyrinthe s'étend, avec ses petites serres de verre et une idée me vient. Elle est mauvaise sans aucun doute, et l'expérience avec le docteur Lafleur en est un parfait exemple, mais je hoche tout de même la tête avant de proposer. Abasourdi, ou peut-être juste consterné par ma proposition, le rouquin redéfini mes mot et je reprend: "Gouter quelques trucs seulement, pour la cuisine au plus grand nombre on attendra... Juste gouter, et on trouvera certainement du mangeable!" Entreprise de savant fou? Certainement, mais il fallait bien quelqu'un pour le faire.

Et surprenamment au llieu de m'envoyer paître comme d'autres pourraient le faire pour une telle entreprise, le cuisinier en herbe réfléchit, puis débite à un train de plus en plus infernal et de plus en plus accentué ses questions jusqu'à ce que je gesticule moi aussi des bras. "WOW ! calmos! Migraine, on se rappelle?" D'un ton plus doux, et marchant doucement pour lui montrer les bacs un peu plus bas, je remonte le fil de ses questions. "Pour ce qui est des quantités... ça dépend des plantes. Certaines sont très faciles à trouver en grandes quantités comme.... Celle-ci." Au font de son bocal, une fleur orangée forme une jolie corolle poussiéreuse. Je fronce le nez et ajoute: "... Mais elle on en fera rien. Mais il y en a en quantité!" Je montre ensuite une successions de carrés plus ou moins planté, au stade de boutures, bourgeons, feuilles, fleurs ou fruit dans un chaos organisé et ajoute: "Il y a une petite dizaine d'espèces sauvages. Je profite des expéditions des herboristes ou des médecins, je cueille en douce."

Je montre ensuite la rivière en contrebas qui se lasse et se délasse au pied des arbres où les rares fruits restants ne sont clairement pas mangeables et, plus précisément, pointe les fougères rouge et argent qui s'y perde en touffes serrées. "Je n'ai peut-être pas de médecin sous la main cette fois... Mais j'ai des antidotes. Si jamais je vois que ça ne va pas, pour le peu de quantité manger cela devrait suffire." A moins de tomber sur la plante la plus mortelle du coin... Mais ça n'arrivera pas! Je me fais rassurante: "Depuis mon accident hallucinogène je fais manger mes expériences à des champivaches. Et bien elles vont bien, donc ça va aller!" Champivaches et humanoïdes devaient bien avoir des ressemblances digestives, non?

"Commençons petit si tu veux! Regarde ça:" Je place le rouquin devant un arbrisseau et en dessous, un petit champignon fait son irruption. "Les champivaches n'aiment pas ça, mais ça ne les rend pas malade. C'est peut-être la couleur?"

En regardant de plus près la fleur jolie mais qui rendait complètement barge j'explose de rire à l'énonciation d'en faire de la décoration. "Je ne veux pas vous décevoir, Monsieur Fumio, mais j'ai reniflé ça et mon médecin est devenu un canard, alors si on décorait la ville avec ça il y aurait plus d'un accident je vous le garantie!" Non, non, cette fleur là était décidément bien à jeter, mais je ne peux m'y résoudre. "Je n'aime pas détruire mes plantations, même néfaste. Et dans son bocal elle ne se reproduit pas et ne fait de mal à personne. C'est un bon compromis je trouve."

L'exclamation de stupéfaction de mon interlocuteur me fais réfléchir cinq secondes avant de hausser les épaules. "Personne ne s'est plaint, et personne n'est mort! Pas même les champivaches, alors... No stress monsieur le cuisinier, je les ai... à l’œil!" Je me rapproche du jeune homme en lui montrant exagérément mon globe oculaire avant de rire de nouveau. "le poison, ça ne fait pas de chaine: On meurt ou on le rejette et le poison disparaît, mais rien ne se transmet dans les chairs comme ça, ça se saurait!" Il faudrait vérifier à la bibliothèque cela dit, mais depuis mon empoisonnement de l'eau a coulé dans le ruisseau et personne n'avait fait mauvaise presse au Jardin ni à mes expériences... Bien qu'avant que le rouquin ne se pointe devant moi, personne n'était vraiment au courant à part Frédéric.

Curieuse, je regarde allègrement les notes par dessus (surtout par dessous en fait) l'épaule de Fumio sur le petit champignon que je lui montre, et fais la moue quand il me demande si j'ai une cuisine. "J'ai une maison mais... Errrr... Pas sûre que la cuisinière soit d'aplomb." En vérité je n'utilise que la cheminée, et seulement pour chauffer lorsque tout m'empêche d'aller dehors, à mon grand désespoir, le nez collé à la fenêtre comme dans un clip de RNB. Tous le reste n'était que séchage, outillage, rempotage et j'en passe, et la maison au lieu d'une odeur doucereuse de cookies et de chaleur confortable sentait la terre séchée au coin du feu, du foin, et largement de la barbaque aux herbes. Pas un endroit pour accueillir le public donc.

"Tu es... un élémentaire de feu?" Pour rire sur les incendies, il fallait soit être un énorme con soit être doté de la capacité d'en faire un. Le Quartier avait plus de la moitié de sa réserve en nourriture disparue en fumée, la population était inquiète, et on riait déjà de cela tout en voulant nourrir les morts de faim? Maladroit ou Inconscient, le cuistot devrait tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de dire ce genre de plaisanteries à un membre des tourmentés. "Je te fais confiance pour la recette, moi je ne suis là que pour les ingrédients potentiels... En tout cas s'il s'avère consommable, il y en a en quantité!"

Je regarde le chapeau laiteux, les lamelles beiges et sur un grand aux bords recourbés une petite larme qui me donne envie de la mettre sur mon doigt ou de la faire tomber sur ma langue directement, comme un enfant à la pluie. "On a qu'à en couper un déjà, voir ce que ça fait, et le ramener pour le cuire?" Si ça sentait pas la drogue ou le poison, ou que ça n'explosait pas en chemin, ce serait déjà une première étape.

Malgré mon ton léger et superficiel se cachait pourtant bien une petit voix qui exprimait quand même que l'expérience pouvait être dangereuse. Certes, la technique de faire manger cela à d'autres êtres vivants pouvait être un premier indicateur, mais il n'en demeurait qu'il fallait être franc avec le cuisinier est moi-même: Il y avait des chances que tester des plantes inconnus nous emmène dans d'autres galères, un empoisonnement ou même la mort si la chance n'était pas de notre côté. Tout en éclairant la lanterne de l'élémentaire je ne me départis pourtant pas de mon sourire, bien persuadé de reproduire mon erreur en évitant le mauvais pour trouver de quoi nourrir la population, ou au pire en apprendre plus sur les plantes que j'abrite, de préférence sans heurt.

Gloussant du soudain besoin d'espace du cuisinier, je range mon doigt et m'exclame: "Alors on peut y aller?" C'était un peu bizarre qu'il me fasse confiance alors que je venais de lui spécifier des choses plutôt inquiétantes, mais soit le cuisinier n'avait pas toute sa tête, soit il était plutôt influençable et sympathique. Dans tous les cas il avait donné son accord, goûter quelques herbes n'allaient pas non tuer... En théorie.

"C'est quoi Madonna?" Le curieux personnage n'arrêtait pas de parler de cette personne, et je finit par hausser les épaules. "On utilisera la cheminée en ce cas. ça sera plus facile avec tes pouvoirs, avec la pluie de ces derniers jours le bois n'est pas très sec. ça fera peut-être fumer notre nourriture?" A la remarque passablement clichée du damoiseau je regarde ses mèches flamboyantes et ferme les bras en relevant le nez. "Alors selon toi, l'habit fait le moine? Qu'est ce que je suis, en ce cas?" Il devait être nouveau à coup sûr pour imaginer qu'on avait tous la gueule de l'emploi. Si ça ne devait pas le rendre craintif, savoir que tout un chacun pouvait se retourner contre toi de manières diverses et variées pouvait s'avérer utile.

S'approchant des arbres nous nous accroupissons près des champignons paisiblement installés à même la mousse, et tandis que j'admire leur blanc velouté, leurs lamelles alléchantes et les gouttes du plus grand qui grossissent lentement sur son rebord, Fumio se joue apprenti chimiste en sniffant allégrement le chapeau de l'un d'eux. "AH! Je SAVAIS qu'il faut toujours sentir avant de lécher, tu vois toi aussi tu le fais!" Fière alors que cette affirmation m'avait jadis portée préjudice, je ne me risque pourtant pas à le faire, prête à dégainer les sophiroles si l'élémentaire présentait une couleur suspecte, un manque de souffle ou toute autre symptôme étranges, mais rien ne vient, que son illumination sur la senteur qu'il semble reconnaître. "Du poivre?"

Mais pas le temps d'en dire plus que le gus lape allègrement le jus du champignon et si je réprime une exclamation abasourdie je finis vite par faire la remarque: "Après tout, les champivaches font du lait par les champignons donc... Le liquide peut-être comestible." Je reste tout de même attentive au moindre signe mais là encore le cuisinier semble d’aplomb et sa constatation me fait finalement rire: "Pour quelqu'un qui s'inquiète tant de mes expérimentations sur animaux, tu as bu ça comme du petit lait! Attendons quand même quelques minutes pour être sûrs..." Il ne faudrait pas provoquer une épidémie empoisonnée parce que notre expérimentation n'avait pas duré assez longtemps!

Et finalement Fumio prend son courage à deux mains pour goûter le champignon qu'il découpe avec précision, puis approche de son visage, de sa bouche, presque, encore un petit peu, encore un peu plus... Dix....Neuf... Huit... "Tu as avalé son jus sans broncher et là tu fais la fine bouche?!" C'est consternant... Frustrée, je finis par attendre que la largeur entre ses deux mâchoires soit suffisante pour mettre un coup dans le coude du cuisinier qui se trouve enfin la bouche pleine. C'était peut-être un homicide involontaire, ou une atteinte à la liberté d'autrui de prendre 35 ans de ma vie pour manger un champi mais honnêtement... Il était temps. "Alors?"

Il était plus aisé parfois de voir plutôt que d'entendre les gens parler du passé. Et si mon cerveau ne tambourinait pas de l'intérieur s'aurait été le parfait moment pour visiter les mémoires du cuisinier qui, extraordinairement, semblait avoir particulièrement aimé sa vie sur Terre. "Vous êtes... Nostalgique." Une couleur que l'on voyait si peu dans le paysage que ma voix se fait directement surprise. J'admire un moment la couleur se distinguant clairement dans le paysage avant de s'effacer autant des traits que du dessus de la tête de l'élémentaire et ajoute: "Vous aviez l'air d'aimer beaucoup votre grand mère." Là, c'était un terrain où j'étais plus connaisseuse: Après tout, le deuil était ici chez lui. Pourtant, je relègue cette partie pour plus tard tandis que nous allons vers notre premier candidat culinaire.

Tandis que Fumio se penche sur de bien difficiles questions (fumé est-il cuisson? Fumé ou pas fumé?), je regarde mes chaussures, puis le ciel et finalement, comme si j'y comprenais quelque chose je hoche la tête, un sourire agréant tout ce que le cuistot pouvait bien raconter aux lèvres. Il faut en revenir aux clichés de race pour que mon esprit revienne, et si pour lui les clichés semblaient marcher forcément, le fait que l'on ait vendu la mèche sur ma personne me refroidit un peu. "Bien sûr, je suis Dracula incarné. Aller viens, on va faire autre chose parce que sinon je vais me transformer en chauve souris ou je ne sais quoi." Et d'un pas décidé j'emmène mon compère vers d'autres occupation que de m'imaginer en PLS devant un bouquet d'ail ou autres balivernes du moyen âge.

La remarque de l'élémentaire me fais hausser un sourcil perplexe: Le cuisinier était sûrement en train de me faire une blague. Comment ça les liquides ne comptent pas comme quelque chose de dangereux? "Je suis absolument sûre que tout poison pourrait contredire ta théorie. Et si les chapeaux n'en font que quelques gouttes, vu la multitude de ces champignons il doit bien y avoir de quoi faire une fiole ou deux. Cela dit si tu penses que ça n'a pas d’intérêt culinaire..." Ce n'était pas moi qui allait contredire le monsieur qui devait avoir des papilles plus aiguisées que les miennes pour les végétaux. En matière de sang par contre, mon avis aurait sûrement prévalu. Quant à un autre intérêt, je fais la moue mais murmure: "Peut-être en demandant à un laboratoire d'Ozénys, ou à un médecin." me remémorer le médecin canard me fait autant rire que grimacer.

L'irritation (fondée) de Fumio me fait maugréer à mon tour mais la bouche pleine le damoiseau ne semble pas tant redouter la dangerosité du champignon, prenant même plaisir à croquer dedans avant de donner son expertise. Poivré, beurré, le champignon gagnait ses faveurs au fur et à mesure de sa dégustation et c'est avec un visage finalement inspiré qu'il me demande d'essayer autre chose. Je m'abaisse, cueillant quelques beaux spécimens, calmant l'enthousiasme grandissant du cuisinier. "Doucement. Tu as à peine avalé, laissons  d'abord au moins dix minutes à ton corps pour accepter ou rejeter ce que tu viens de manger. Même si ça a bon goût, ça peut encore être un problème. En attendant on peut en cueillir un peu, les ramener à la bâtisse pour essayer de les cuire, et dans la maison je pourrais te faire gouter quelques trucs dont je suis sûre que c'est comestible... "

A travers les arbres, la maison est totalement disparue, mais après avoir traversé la rivière sur le pont de bois rustique et salué quelques personnes étant venus voir leur stèle, j'ouvre la porte et rentre, invitant le flamboyant à en faire de même. Dans l'entrée, tout est poussiéreux ou presque. Des outils de jardin, des cloches de verre, des bouquets séchés et une caisse de postifis attendent patiemment que je m'occupe d'eux. Sans un regard pour le bazar, je traverse la pièce et ouvre une nouvelle porte ou un courant d'air amène une odeur de viande et de cuir. "Bienvenue dans mon atelier de découpe. Il y a la cheminée, ici."
La pièce est bien plus grande et plus propre, si on oublie la barbaque suspendue en son centre et un tas de foin dans un coin. Une bassine d'eau claire accueille mes mains et une autre les champignons, puis je montre le corps animal entreposé. "Ma chasse de la nuit, je n'ai pas encore eu le temps de le préparer tout à fait. Le temps que tu allume le feu, je finit de m'en occuper, je t'en ferais goûter si tu veux. C'est du pandamel, j'en porte à ton restaurant parfois."

Parler de la vie terrestre pour Fumio était un moment sympathique qui s'écroule un peu lorsqu'il me passe la patate chaude. En guise de réponse une grimace se fige contre mes traits, puis un bruit gêné sort de ma gorge: "Errrhhh non. Je ne me souviens pas de la Terre, ni de ma vie antérieure." Puis rapidement j'ajoute: "Mais c'est pas grave, j'ai une vie ici, c'est suffisant." Un petit sourire gentillet et je passe à autre chose. Pas question qu'on ne me plaigne pour quelque chose qui ne me manque pas.

A priori, ma remarque sembla avoir fait tilt au mélancolique parce qu'il s'excuse tout à coup, et je fais signe de la main que ce n'est pas nécessaire de me donner des arguments. "On verra, si tu es sage. Concentration, chef." Le mal de tête est toujours présent et plus le bavardage du damoiseau se faisait intempestif moins ça irait pour mes pauvres neurones contrariés. Heureusement le champignon calé dans la bouche le cuistot se fait plus calme, à mon grand soulagement. On allait peut-être finalement faire ce pourquoi il avait interrompu ma non sieste: De la cuisine.

Tout en allant à la cheminée, l'élémentaire se préoccupe alors de mes autres invités du jardin. En toute autonomie, les habitués se dirigent droit vers leur stèle tandis que les autres, plus contemplatif ou simplement ayant besoin de penser à autre chose déambulent le nez en l'air. Je regarde le tableau, voyant avec satisfaction le jardin montrer encore de belles couleurs malgré la saison et répond avec une tendresse certaine dans la voix: "Nous sommes dans le Jardin des Mémoires." Je me tourne alors vers lui et ajoute: "Je ne suis pas que cultivatrice, tu sais!" Je pointe d'une main vague un pan du jardin où un buisson de paleberge montre un feuillage encore ravissant bien que dépourvu de fruits. "J'ai créé un espace pour que les gens puissent faire leur deuil de leur vie passée sur Terre, et des êtres qui y sont resté, vivants ou non." Une façon d'exorciser le fait de ne pas avoir de passé? Ou plutôt que les autres me ressemblent?  Balivernes de philosophe, j'aime juste offrir ce que la communauté nécessite. "Du coup ton idée du cimetière est autant vraie que fausse. Pas de corps, mais beaucoup de deuils en cours par ici... Et en guise de stèles..." Je me rapproche du buisson montré plus tôt et soulève quelques feuilles pour montrer une sorte de clé de fa en métal pendu à une branche. "Je construis ou fais confectionner des objets hétéroclites, selon la demande. Chacun est unique, et placé à un endroit pour que la personne puisse le retrouver et être seul un instant avec sa peine." Je replace le feuillage et reste un moment silencieuse, couvant d'un regard maternel l'arbrisseau avant de montrer la maison. "On a encore du travail, on se re.con.centre!"

Le cuisinier rentrant dans la maison semble se parer d'une aura d'agent immobilier un instant et je lui fais un regard désillusionné. "C'est une remise, pas grand chose de plus. Personne ne vient là à par moi, et jamais pour plus que travailler. Alors bon... Bienvenue dans mon hangar!" Je montre mes outils, puis les légumes, et dit encore: "Pas de trouvailles, que des choses connues... Pour le moment en tout cas!" Ne manquait plus que démocratiser notre champignon pas toxique... "Il faudrait trouver un nom à notre champignon là." "Le champignon", ça serait mal le promouvoir.

Nous passons à ce qui pourrait servir de salon cuisine si j'avais été un habitant qui ne mangeait pas dehors et dormait, et l'élémentaire va se préoccuper du feu tandis que je prépare mes couteaux pour séparer les parties de la bête tuée il y a peu. Affutant les lames, je finis par en tendre une contre les côtes de l'animal quand l'exclamation du cuisinier me fait sursauter. Je me retourne et m'exclame, : "PATIN D MERLE, crie pas comme ça?!" Le rouquin semble s’être fait rouquiner deux fois plus et finalement je m'amuse de la situation: "Comment ça, tu ne sais pas allumer ton feu? Tu es encore plus nouveau que je ne l'aurai cru! Tu veux que je m'en charge?" Je coupe quelques côtes et les posent dans un plat puis continue: "Plus sérieusement ça nous arrive à tous d'expérimenter nos pouvoirs et que ça foire..." Encore une fois, Lafleur vient éclore dans mon esprit. "... Mais ça finira par venir. Tu peux demander à d'autres élémentaires de feu de t'aider, peut-être?"

Finalement je tend la gamelle remplie de viande à Fumio puis retourne à l'entrée chercher les champignons. "Tu semble encore en forme et sans effets... Étranges. Si tu sens quelque chose dit le quand même!" Je les passe rapidement à l'eau avant d'utiliser un couteau propre pour enlever les morceaux boueux, puis regarde longuement le chapeau, ses lamelles et son pied avant de dire: "On dirait une lépiote." Aucune idée de ce qu'est une lépiote, mais un des porteurs de souvenirs volés devait le savoir...