26 Novembre 118


- J’ignore comment vous avez pu fâcher Monsieur Ivankov de la sorte, lui qui est habituellement si calme et pédagogue…. Il m’a chargé de vous transmettre ces fiches récapitulatives.

Oui, je l’avoue, j’aurais pu l’écouter quand il me parlait de sa race plutôt que de courir dans tous les sens pour vérifier le fonctionnement de mes jambes. J’aurais pu le regarder sérieusement plutôt que de vouloir vérifier si ma fumée pouvait l’asphyxier (la réponse est « non » si jamais ça vous intéresse). Et surtout j’aurais pu me retenir d’essayer de me téléporter sans l’aide d’un guide. Je suis apparu à deux mètre au-dessus de lui, ma chute a dû lui faire mal vu que le papy-grenouille s’est tiré en hurlant : « Иди на хуй !!! Comment la Terre ose nous envoyer de telles énergumènes ! У меня это было до сих пор ! Je refuse de le laisser rejoindre sa Maison dans de telles dispositions ! »

- Ce n’est pas un papy-grenouille, M'sieur Lyo, c’est un sang-mêlé de vélociraptor !

Vélociraptor ? Woaw… c’est plus classe que grenouille….

- Oh oui, beaucoup plus classe. Je pense qu’il a été vexé par la comparaison, si vous voulez mon avis…

Oui il avait l’air susceptible.

- Très susceptible en effet…

Pourtant je ne me souviens pas l’avoir comparé à une grenouille à voix haute… hum… mais… ?

- Attends ? Mais comment tu fais pour savoir tout ce que je pense, toi ?!?
- C’est la troisième fois que je vous l’explique, M’sieur Lyo : les sangs-mêlés peuvent lire dans les pensées.

Le garçonnet à la trompe d’éléphanteau tente de garder mon rythme en courant derrière moi. Je remarque qu’il me tend des fiches et je les attrape pour les enfoncer dans la sacoche qu’on m’a donnée.

- Merci !
- La Maison de la Flamme et de l’Ombre peut vous proposer un Mentor qui vous expliquera tout sur Azamyr et sur vos pouvoirs, mais avant cela il faudrait que…

Je ne l’écoute déjà plus. Je ferme les yeux, inspire un grand coup et tente pour la 42000ème fois de me téléporter. Ça ne fonctionne toujours pas.

- Nos pouvoirs ne sont pas faciles à maîtriser, halète l’éléphanteau, votre mentor vous expliquera la façon dont vous devez focaliser votre attention sur le lieu où vous voulez apparaître, il vous dira comment vous concentrer sur votre battement cardiaque, la circulation de votre sang et celle de votre flux magique, sur…

Je l’écoute en sautillant sur place pour mieux m’inspirer de son discours, ferme les yeux, me concentre, mais ça ne marche pas. Je m’appuie contre le mur et *pouf* le monde disparait.

Enfin, c’est plutôt moi qui disparait. Ma tête claque contre le mur, ou contre le sol, je ne sais pas, je crois que je me suis retrouvé à l’envers et que la gravité m’a rappelé à l’ordre. Je frotte mon front, j’ai un hématome mais je ne saigne pas.

- Gast ar c’hast ! Où est-ce que je suis ?

Concentre-toi Lyo. Ne panique pas. Tu es forcément déjà venu ici, sinon tu n’aurais pas pu t’y téléporter (oui, ça je l’ai bien retenu quand on m’a dit qu’il n’était pas possible de me téléporter dans la salle de bain d’une princesse Ozénaire pour les simples et bonnes raisons qu’il n’y a pas de princesses ici, et qu’en plus je n’aurais aucune raison de connaître préalablement un tel lieu). Bref, je m’égare. Je pense que j'ai juste traversé le mur sur lequel je me suis appuyé. Quand je suis arrivé, on m’a fait parcourir quelques ruelles pour me présenter le Quartier Central ainsi que quelques temples. Je suis forcément dans l’une de ces rues.

Il n’y a personne autour de moi. La panique monte lentement. La panique… et l’excitation ! Je ne sais pas si je dois hurler ou rire. Je choisis de marcher. Marcher est toujours la bonne réponse quand on a deux grandes et belles jambes comme les miennes. Et je laisse ces grandes et belles jambes me guider. Plus je marche et plus je m’apaise. Les lieux sont magnifiques. Le ciel est bleu, éblouissant. Chez nous, il était toujours épais et difficile à respirer, j’avais la chance de ne pas vivre trop loin de la mer si bien que le vent pouvait parfois chasser les nuages de pollution, il m’arrivait d’apercevoir les rayons du soleil à travers la poussière. Mais ce ciel-là n’a rien à voir. Je suis sûr que je pourrais bronzer si je restais dehors. C’est fou, quand on y pense ! Enfin, pour le moment, je suis surtout en train de bruler. Je n’ai pas l’habitude d’une telle luminosité et mes yeux me font mal.

Je n’aime pas tant que ça le soleil et la lumière. Peut-être parce que je suis Mort. J’ai hâte que la nuit tombe. Je me demande si on peut voir des étoiles dans ce ciel. L’idée me parait saugrenue mais, après tout, Azamyr est pleine de surprise.

Je fini par m’abriter dans un bâtiment. Ce doit être un temple, vu l’architecture et les vitraux. Je m’extasie un instant devant cette lumière naturelle qui traverse la multitude de couleurs et fais jouer leurs reflets sur ma main.

Je suis né sur une Terre polluée et sombre. Par manque d’imagination, je n’avais jamais pensé que ce genre d’Univers puisse exister. Tout ce que je découvre ici dépasse l’entendement. Si bien que j’ai toujours peur d’être au milieu d’un rêve. Je me demande ce que je ferais si je me réveillais sur mon matelas anti-escarre poisseux. Probablement rien de particulier. Ça n’aurait été qu’un joli rêve que j’oublierais.

Alors en attendant le réveil, profitons de ces jambes !

Je me retourne pour contempler le reste du temple quand je découvre que je ne suis pas seul. Il y a une… un… c’est quoi ? Je repasse en revu toutes les races que le papy-grenouille m’a détaillées. Comme j’ai bien suivi ses explications, je pari que cette créature est un sphynx mystérieux, une jolie fée, ou alors une succube séductrice. En tout cas, elle est belle. Très belle. Avec ses cheveux couleur… mare algueuse ? Et ses… écailles ? Bizarre. Enfin, bref, c’est une jolie fille (ou autre).

Et moi je suis… oulalah, je me rappelle soudainement à quel point je suis parfait : je suis un homme debout sans l’aide d’aucun verticalisateur. On ne pourrait rêver mieux, n’est-ce pas ? Je ne peux retenir un sourire en devinant que la fille (ou autre) est éblouie par ma démarche verticale (sans même me rendre compte que je titube comme un bébé apprenant la marche). Par esprit de challenge, je m’autorise même une petite folie pour prouver mes talents d’athlète : j’effectue une figure majestueuse : je saute. Avec les deux pieds en même temps ! Et je dépasse 5 cm au-dessus du sol ! Mais quel homme !

Certain que la fille est tombée en extase devant mes compétences majestueuses, je baisse d’un ton pour prendre un air distant et inaccessible (il serait dommage qu’elle tombe amoureuse de moi. Elle a beau être séduisante, je ne suis pas prêt à m’engager dans les démarches d’un mariage. La dernière tentative n’a pas été une réussite…).

Je m’approche en regardant les pierres gravées autour d’elle, sans lui témoigner trop d’attention pour éviter de lui donner de faux espoirs. Je voudrais lui poser des milliers de questions : « Lorsqu’on emménagera ensemble, tu aimerais qu’on adopte un diamaras ou un ibouris ? Comment ce temple a été conçu sans les technologies de la Terre ? Est-ce que tu manges des algues pour que tes cheveux soient verts ? Est-ce que tu sens quelque chose si on touche tes écailles ? Je peux voir si tes pieds sont palmés ? Tu connais Monsieur Ivankov ? Est-ce qu’il y a des étoiles qui brillent la nuit ? A quel point je t’impressionne ? »

Et plus je m’approche d’elle, plus la joie me gagne : je suis plus grand qu’elle. Je baisse les yeux pour la regarder. C’est fou ! Le cul éternellement vissé sur mon fauteuil, il ne m’ait jamais arrivé de baisser les yeux pour regarder quelqu’un. En plus elle est petite, minuscule, microscopique. Je lui souris béatement sans vraiment me rendre compte que j’ai l’air d’un psychopathe.

De toutes les questions qui volettent dans ma fumée, entre le « Es-tu la déesse de ce temple ? » et le « pourquoi les sangs-mêlés ressemblent à des animaux de la Terre plutôt qu’à ceux d’Azamyr ? », j’attrape une question au hasard :

- Heu… excusez-moi de vous déranger Madame… heuuuuu… je ne voulais pas vous interrompre dans votre prière mais… je me suis perdu et je suis arrivé ici par hasard… je suis vraiment vraiment désolé, pardonnez-moi je sais que je ne devrais pas vous embêter alors que vous parlez aux dieux, mais… heu…

Argh je veux mourir. Ce n’est même pas une question mais une suite de phrases incohérentes. Je suis une créature parfaite mais voilà qu’à peine j’ouvre la bouche et le charme disparait. Entre trois ou quatre bégaiements j’arrive finalement à inventer un truc à peu près compréhensible :

- J’ai transpla… enfin, télé… je me suis téléporté par erreur au mauvais endroit. Vous savez où on est ?

Pffffiou, c’est sorti.

Je ne comprends pas : je pensais être devenu parfait à la traversée de ce portail, mais il subsiste un énorme gap entre ma perfection physique et mon oligophrénie. Je ne suis pas devenu plus extraverti et éloquent qu’avant devant les demoiselles. Il va falloir travailler ce point-là avant d’envisager d’épouser mon interlocutrice. Ou la prochaine. Celle-ci me permettra de m'entraîner.

C’est décidé, je deviendrais parfait des orteils jusqu’au cerveau.

- Les faucheuses habitent au nord, généralement.

Elle a une belle voix, calme et posée, à l’image de son attitude d’innocente dévote. Qu’elle soit déesse ou prêtresse, elle doit avoir un don pour apaiser. Elle semble à sa place dans ce sanctuaire silencieux à l’odeur d’encens.  

- Bienvenue au temple dédié à la déesse Ekaris ! Celle de la vie. Rien que la vie.
– Ah mince….

Quel comble pour un Mort que de se perdre dans un lieu dédié à la Vie. Est-ce qu’ils sont superstitieux ici ? Est-ce qu’il leur viendrait l’idée de me chasser à grand coups de calices ? Va-t-on m’attaquer avec de l’eau bénite ? D’ailleurs, est-ce que ça me brulerait ? Non, je ne suis pas un vampire….

En tout cas la petite prêtresse ne semble pas horrifiée par ma présence, au contraire elle écarte les bras pour faire un gros câlin ou je ne sais quoi, j’hésite sur la conduite à tenir.

- Tu ne me dis rien, tu dois être tout juste tombé du ciel !
– Tombé… ou plutôt « monté au ciel » : je suis un faucheur, dis-je aussi fièrement qu’inutilement au vu de la fumée qui m’entoure, je suis Mort hier en arrivant ici.
- Où est ton mentor ? Ce n’est pas forcément bon de traîner dans les rues sans repères, tu ressembles à…

Oulala elle regarde mes Jambes ! Mes belles jambes bien droites qui tiennent toute seule. Elle va craquer je le sens.

Je retiens mon souffle en devinant la suite de sa phrase : « un majestueux Lokyan » ? Non, « un envoutant idol coréen » ! Ou mieux : « un fascinant de Dieu de la Mort ». Huhuhu, je trépigne d’impatience d’entendre la sentence !

- un bébé.

…

Koâ ?

J’ai dû mal entendre….

Un bébé ? C'est une expression du coin qui veut dire quelque chose que j'ignore ?

Je reste coi quelques secondes, puis mon cerveau se remet en route. Un bébé… les bébés sont rares sur Terre, et encore plus ici. De ce que j’ai cru comprendre, la plupart des gens ici sont stériles, donc ils ne peuvent pas avoir de bébé qui sont donc des mini-créatures chéries et protégées, adorées, idolâtrées… ! Je baisse les yeux en rougissant : elle m’idolâtre donc à ce point, ç’en est presque gênant.

Je lâche un petit rire embarrassé tandis qu’elle continue :

- Je suis Zora, je souris, c’est joli, de la maison des Maintes Eaux qui n’est pas ta maison. Tristesse. Je ne peux pas t’assurer de t’être d’une grande aide, mais je vois que tu viens de découvrir ton pouvoir. Alors ? Qu’est-ce que ça fait de changer soudainement d’endroit ? Que penses-tu à chaud de ta seconde chance ?

Vaste question… Je réfléchis à une réponse lorsqu’un… un animal arrive ! C’est un oiseau ! Un Rodini traverse le temple en poussant un petit cri. Il se pose près des offrandes, se sert discrètement avant de disparaître aussi subitement qu’il est apparu. J’ai poussé une acclamation sans m’en rendre compte. Une petite boule de vie colorée vient de passer devant mes yeux ébahis.

Décidément, Ozéna est un lieu vraiment incroyable.

Sur Terre les rares animaux que je voyais étaient des rats qui transmettaient généreusement la peste ou la leptospirose, des cafards voleurs de miettes et des moustiques plein de paludisme.

– Ce lieu est magnifique, dis-je rêveusement. C'est trop pour moi. J’ai l’impression qu’il me faudra des années pour savourer la joie d’avoir un corps comme le mien, regarde comme il fonctionne bien, dis-je en sautillant sur place tel une sauterelle amputée d’une patte sur deux. Mais je n’arrive même pas à savourer pleinement cette incroyable sensation parce que tout est trop beau ! Cet animal, cette lumière, ce soleil et toi je m’étouffe en me rendant compte de ce que je suis en train de raconter et balbutie rapidement pour faire comme si de rien n’était : ET-TOI-LES, Des étoiles ! Je suis persuadé qu'’il est possible de voir des étoiles la nuit, l’air est tellement léger et délicieux que j’imagine que c’est possible ? Tout est tellement beau dans la cité, alors qu'est-ce serait d’aller au dehors de la ville ! Je veux explorer cet Univers, lui appartenir totalement, je veux courir dans ce Nouveau Monde pour tout voir, tout sentir, tout toucher ! Mais Ozéna ne s’est pas contentée de m’offrir ces deux cadeaux : en plus de ça j’ai un pouvoir, le plus grand pouvoir de l’Univers, j’assène cette phrase telle une évidence, sans m’imaginer une seule seconde qu’on pourrait penser le contraire. J’ai accès à tout, je peux être partout, même au mauvais endroit visiblement, mais bon, là c’était une erreur. Je veux apprendre à maîtriser ce pouvoir. Je veux tellement de choses, beaucoup trop de choses en même temps, je suis perdu de ne pas savoir à sur quelle joie me focaliser en premier, c’est trop de bonheur à la fois !

Au milieu de ce temple, je ressemble à un fanatique frénétique, complétement illuminé. Je ris tout seul, un peu honteux d’avoir parlé avec tant d’entrain.

Après un raclement de gorge, je me reprends :

– Hum. Je m’appelle Lyo. Enchanté de vous rencontrer Mademoiselle Zora. Et Heu… pour répondre à votre question : je n’ai pas de mentor parce que je ne me suis pas encore rendu à ma Maison. Jee ne sais pas où elle se trouve, je ne sais pas où est le Nord. J’en profite pour sortir la carte de la Ville qui se trouve au milieu des notes que Monsieur Ivankov m’a laissées, au cas où Mademoiselle Zora pourrait m’aider à me guider. Tout ça c’est parce que je ne maîtrise pas encore mon pouvoir. D’ailleurs si vous avez quelques conseils à me donner pour m’éviter de me retrouver malencontreusement dans un repère de Wolaros, je suis preneur. J'émets un rire gêné qui ressemble au gloussement d'une poule malade et continu de parler rapidement, comme pour cacher mon embarras : Et vous, quel est votre pouvoir, est-ce que vous pouvez me montrer, s’il vous plaît ?

Elle me conseille de me calmer pour ne pas mourir une seconde fois et, un peu honteux de m’être laissé aller de la sorte, je fais semblant de ne pas l’entendre. Je hausse les épaules, tressautements agités et incontrôlables.

Allez, calme toi Lyo, tu ressembles à rien.

Mais je n’y peux rien je ne peux pas m’empêcher, j’ouvre la bouche prêt à repartir dans un monologue endiablé quand…

- NON !

Wow… qu’est-ce qui lui arrive ? J’ouvre de grands yeux effarés, me recroqueville, me pétrifie instantanément. Ok, ok, je ne bouge plus, je suis extra-calme, que se passe-t-il, ne me tuez pas…

- Ne demande jamais à une nymphe de te montrer son pouvoir Lyo, tu m’entends ?

Je hoche vivement la tête tel un écolier pris la main dans le sac en train de voler les bonbons de son camarade de classe. Je ne demanderais pas à une nymphe de me montrer ses pouvoirs, c’est compris Mademoiselle Zora, très très bien compris, promis juré je ne recommencerais pas. Mais si vous pouviez me regarder un peu plus gentiment, comme tout à l’heure quand vous me souriiez, c’était plus… tendre.

- Je suis une nymphe, nous vivons entre terre et eau et notre pouvoir sert à manipuler.

Elle a l’air plus triste qu’en colère. J’ai envie de la rassurer, de lui dire que ce n’est pas grave de ne pas savoir se téléporter, que manipuler les gens peut être fort sympathique aussi. J’hésite à lui faire un petit * tap tap tap * sur la tête (ce serait bien la première fois de ma vie que je le ferais : d’habitude j’étais trop bas placé pour atteindre la tête de quelqu’un, même aussi petit que Mademoiselle Zora). Faut-il changer de sujet, lui faire un câlin, se taire (ce n’est pas mon fort), lui faire respirer les encens ? A trop réfléchir, je lui laisse involontairement le temps de continuer :

- Tu peux te téléporter, t’éviter de fatiguer tes jambes bien qu’il y ait des conséquences, mais moi je peux te forcer à m’aimer pendant trois heures entières et t’ordonner tout ce qui me passerait par la tête. C’est horrible, non ? Je déteste ça.

Non, ce n’est pas horrible. J’ai déjà rencontrée une nymphe sur Terre, j’étais prêt à lui offrir ma vie, mon cœur, mes Clefs et la liberté de partir avec celui qu’elle aimait à Ozéna. Il y a quelque chose d’agréable à ne plus s’appartenir soi-même. Ça me manquerait presque. J’ai envie de lui demander de tenter l’expérience sur moi. Trois heures de ma vie, ce n’est rien comparé à 10 ans, d’autant plus que l’expérience est réversible. Je voudrais bien voir à quoi ça ressemble. Je me demande ce qu’elle m’ordonnerait de faire durant ces trois heures.

A sa place, j’embrasserais le premier chef cuisinier qui passerait à ma portée et je lui ferais me préparer les meilleurs plats du monde avec tellement d’amour que j’en fondrais à la dégustation. Oui, c’est la première idée qui me vient en tête, ne me jugez pas.

Mais je sens que ce n’est pas la chose à dire dans l’immédiat. Pour le moment je me contente de continuer à hocher vivement la tête à m’en donner des céphalées.

- Désolée, mon ton peut sonner super sérieux et dramatique… T’en fais pas, je vais pas t’embrasser de si tôt, je n’aime pas ça haha.

Mon air contrit ne peut laisser place au doute : je suis déçu. Incroyablement déçu.

- Ce pouvoir ne me semble pas si horrible que ça. Tout dépend de la façon dont il est utilisé. Mais je suis certain qu’il y aurait des tas de personnes qui apprécieraient de tenter l’expérience de l’Amour, même si ce n’est qu’une illusion de quelques heures. D’ailleurs, c’est tellement agréable d’aimer qu’il existe surement déjà un commerce d’Amour ici. Je sors mes fiches récapitulatives sur les pouvoirs des gens d'ici et continue à parler, oubliant à quel point cette discussion met mon interlocutrice mal-à-l’aise : Prenons un Sylve qui se transformerait en la personne à qui on souhaite le plus parler, un ami resté sur Terre, un crush à qui on n’ose avouer ses sentiments, un ennemi à qui dire ses quatre vérités ou juste la plus belle créature de l’univers, rien que pour nous… On ajoute une nymphe capable de faire éprouver l’Amour inconditionnel, un nécromancien qui ramène une personne aimée à la vie, une chimère qui nous fait voir ce qu’on désire le plus au monde, une sirène qui nous fait vivre nos rêves les plus fous et on obtient… la Maison des Plaisirs la plus rentable de la citée ! Est-ce que ce commerce existe déjà ? je demande avec espoir.

Et puis je me rends compte que cette conversation n’est pas forcément la meilleure compte tenu de la situation : de 'UN' je ne connais pas Mademoiselle Zora, de 'DEUX' elle n’est pas à l’aise avec ce sujet, et puis de 'TROIS'… c’est la meilleure façon de passer pour un pervers à ses yeux. Je me racle la gorge, gêné, et lui cède ma carte afin qu’elle m’indique le chemin de ma Maison.

- La maison de la flamme et de l’ombre a deux grandes bâtisses et est bordée par une très jolie rivière. Ici ! Ta déesse régente est un dieu en réalité, Enos. Tu ne seras pas étonné de savoir qu’il s’associe à la mort.

Je fronce les sourcils pour rester concentrer sur le chemin à prendre. Dis comme ça cela semble très simple, mais j’ai perdu l’habitude de m’orienter à l’aide d’une carte depuis… toujours. En fait c’est la toute première fois de ma vie que j’en utilise une. Sur Terre il y avait assez de gadgets électroniques pour nous guider partout où on ne souhaitait pas aller, surtout dans les endroits commerciaux qui nous volaient le peu d’argent qu’on avait. Alors tout ça m’a l’air un peu compliqué. Mais je m’en sortirais. Au pire, je passerais la nuit dehors, et je verrais peut être… des étoiles !

- Tu veux prier ? Une faucheuse prier dans le temple de la vie, j’en rigole d’avance.

J’hésite. Est-ce une plaisanterie ?

Je n’ai jamais prié sur Terre. Je ne connais aucun Dieu. Il faut dire que mes parents ne m’ont pas appris à vénérer de divinité, et ils sont morts quand j’étais encore jeune. J’ai rencontré Sylvia qui ne croyait qu'en l’astrologie, la cartomancie, la voyance et autres croyances obscures. Et comme j’aimais Sylvia, j’avais laissé le bénéfice du doute à toutes ces pseudosciences. Je ne suis pas quelqu’un de bien difficile. Si Mademoiselle Zora parle au Dieux, je ne vois aucun mal à faire de même.

J’aime bien les paris. Aussi stupides soient-ils. Comme un certain… Blaise Pascal….

- Ben… je… oui veux bien. Mais est-ce que ça ne risque pas de heurter la susceptibilité de ce… Enos ? Parce que je suis un peu… heum… pas tout à fait du genre très… vivant ? Et puis… je ne sais pas très bien comment on fait pour prier, pardon, vous n’aimez surement pas les hérétiques, mais… je veux bien apprendre. Comment on fait ?

Doit-on frapper dans ses mains, sonner une cloches, jeter une offrande ?

Elle est gentille, mademoiselle Zora. Elle me dit des mots durs et tristes pour me mettre en garde contre de potentielles nymphes malveillantes. Je souris sans même prendre conscience du comble que cela représente… : face à elle se trouve un tordu capable de lui demander de devenir son esclave, un pantin soumis et obéissant au point d’en perdre sa propre volonté, juste pour le plaisir de goûter à une illusion, et pourtant c’est ce même forcené qu’elle veut mettre en garde contre une personne potentiellement encore plus folle que lui.

Mais elle a raison, évidemment. Même si j’en doute : il existe peut-être des personnes malveillantes dans ce monde paradisiaque. Et qu’est-ce que cette personne malveillante m’obligerait à faire ?

...

Oh cette idée me rend tellement curieux que j’ai envie de partir immédiatement à la recherche d’une nymphe déséquilibrée !

Mais je garde la bouche close parce que Mademoiselle Zora n’apprécierait pas la remarque. Elle est la voie de la raison, et la Raison dit « à être trop curieux tu te retrouveras à démembrer de braves citoyens pour en faire des mobiles, et ton séjour sur Ozéna se terminera fissa ». Or je veux profiter de ma Vie ici le plus longtemps possible. Alors… d’accord, Mademoiselle Zora, je ne chercherais pas la nymphe démoniaque d’Azamyr et j’éviterais ses bisous. Promis….

- Mais, tu me pardonneras de ne pas accepter de dominer quelqu’un par simple envie passagère. Ce n’est rendre service à personne.

Je fais une moue mais ne dis rien. Elle a raison. Même si c’est pas drôle….

- Tu sauras trouver l’amour comme on le trouvait sur Terre, sans manipulation, juste en discutant et en appréciant la présence de l’autre. Ce serait tellement bête de s’appuyer sur de la magie pour ressentir du vrai.

Mon scepticisme est tellement lourd que ma tête part inconsciemment sur le côté. Mes yeux papillonnent un moment et j’hésite à lui dire que l’Amour sur Terre était identique à celui qu’une nymphe exerce sur sa victime. Mais je veux bien tenter de la croire. Après tout, elle est ici depuis plus longtemps que moi. Ozéna ressemble à un conte de fée, et peut être qu’ici les histoires d’Amour ressemblent à celles des dessins animés pour enfant. On verra bien.

Son doigt fin se pose sur mon front tandis qu’elle me parle d’Ekaris. J’aurais cru que sa peau serait aussi froide qu’une écaille de poisson, pourtant elle délivre une vague de chaleur dans ma tête. Cette sensation délicieuse éloigne de moi la peur d’être dans un rêve. Elle est bien trop réelle.

Je lui obéis docilement, joins mes mains en prières, m’assois sur un banc de bois sombre, réfléchis à un souhait, j’imagine Ekaris et Enos, ces entités opposées et pourtant complémentaires. L’image de deux oiseaux me vient en tête, l’un blanc comme neige et l’autre aussi sombre que l’ébène. La nuit et le jour jouant ensemble.

Je ferme les yeux et j’ai une rapide pensée pour Mon-Dieu-à-Moi :

~ Enos, laissez-moi prier votre antagoniste sans vous vexer, je vous jure que c’était une erreur de me retrouver ici. Vous m’avez tué mais Ekaris m’a ramenée à la Vie pour que je puisse m’offrir à vous alors… elle est peut être aussi de notre côté, en quelque sorte. ~

Mademoiselle Zora n’est pas choquée que je prie un autre Dieu que le mien, alors j’espère que je ne suis pas en train de commettre un sacrilège.

Bon.

Concentration.

~ Déesse Ekaris, Dame de la Vie, merci de m’avoir accueillie ici quand je me suis perdu. Merci de m’avoir laissé en Vie dans ma Mort afin que je puisse découvrir cet Univers que vous avez remplis d’autres Vies toutes plus belles les unes que les autres. ~

Et puis petit à petit mes phrases s’égrènent pour n’être plus que pensées. Le parfum de l’encens et du bois cumulé à la faible lueur des bougies font surgir des formes colorées derrières mes paupières closes. Je vois l’herbe verte et grasse onduler dans le vent frais de novembre, créant des vagues infinies dans les jardins d’Ozéna. Je vois la vive couleur d’une fleur d’hiver fanfaronner dans le bleu d’un ciel épuré de toute pollution. Je me sens vidé, déraciné de la Terre, et pourtant relié à tout ce qui m’entoure. Pour la première fois j’ai l’impression de faire partie d’un tout, d’être au bon endroit au bon moment. Mes épaules se relâchent et mon souffle s’allonge. Est-ce la douceur d’Ekaris qui m’enivre ? Ou est-ce que la foultitude d’émotions qui m’ont parcourues jusqu’à présent retombe brusquement pour me laisser légèrement abasourdi ?

J’ouvre précautionneusement les yeux et vérifie que Zora n’est pas partie.

Je grimace un sourire gêné, soulagé qu’elle soit une nymphe plutôt qu’une sang-mêlée. Sinon elle aurait tout entendu et je n’ai pas vraiment envie de savoir ce qu’elle aurait pensé de cette prière maladroite.

- Merci.

Mon ton est calme. Je regarde Mademoiselle Zora droit dans les yeux lorsque je murmure ce remerciement qui pourtant s’adresse autant à elle qu’à la Déesse des lieux.

- C’est beau. Comment te sens-tu ? Apaisé, entendu ?

Ses mots sont Sourire. Et ce Sourire est pour moi. Oh Dame Ekaris, c’est magnifique… !

- Oui, très très beau….

Idiot !!! Elle ne parle pas de son sourire mais de ta prière ! Reprends toi Lyo !

- Hum… Je me sens… bien.

A croire que je ne sois pas doué pour exprimer mes ressentis. A moins que le fait de se sentir à la fois vide et rempli soit difficile à expliquer. J’ai l’impression d’avoir les idées plus claires et pourtant d’être mélangé à tout ce qui m’entoure. C’est apaisant et enivrant à la fois. Trop de trucs contradictoires en même temps pour parler de façon rationnelle. Mais Mademoiselle Zora est une habituée des lieux et des Dieux, elle doit deviner que mes paroles simples expriment des trucs plus complexes.

La nymphe effectue un petit rituel que j’essaie de retenir par cœur, au cas où ce serait important. Mais ses gestes gracieux me perturbent un peu et je ne suis pas sûr de pouvoir m’en rappeler. Des gouttes coulent le long de la trace qu’elle a marquée sur mon front. Bonne nouvelle, cela ne brûle pas ma peau : l’eau bénite ne me tuera pas. Ouf.

Elle me conte le chemin vers sa maison, mentionne Lysrus – amen – et affirme qu’il serait juste que nous nous retrouvions.

Huhuhu ! Mais ça ne sonnerait pas comme une promesse ça ?! Elle est folle de moi, c’est sûr. Mouahahha.

Mes convictions erronées me rendent aveugle à son doigt  qui s’essuie nonchalamment sur ma manche.

- Mais dis-moi, à mon tour d'étancher ma curiosité. Comment on réagit une fois qu’on se téléporte ? Cela doit être aussi effrayant que hallucinant. Je crois sérieusement que je finirai par vomir dès mon premier essai ! Mais…n’est-ce pas ce qu’on souhaitait en tant que simple humain ? Voler, courir vite, respirer sous l’eau, puis se téléporter.

Nous marchons dans le temple de la Vie. Les lumières glissent sur nous avec la langueur de notre démarche lente. Le son de nos pas tranquilles se répercute mollement dans ce grand espace aéré en créant un écho agréable.

- Oh non ! Moi je n’ai pas vomis la première fois que je me suis téléporté ! dis-je crânement en lui mentant effrontément. Effrayant est le bon mot. Je ne maîtrise pas encore la chose et pour le moment je dois tellement me concentrer pour me téléporter que je n’en profite pas encore autant que je le devrais. Il faut que j’ai conscience de l’entièreté de mon corps pour le déplacer correctement et dans le bon sens. Les premières fois que j’ai essayé, j’apparaissais soit trop haut et Boum, soit trop bas et… ben Boum aussi…. Je n’ai peut-être pas encore l’habitude d’avoir un corps qui se tient à cette hauteur. Sur Terre je ne pouvais pas être debout, c’est peut-être pour ça qu’il me faut du temps pour apprivoiser la bonne position de mon corps et donc la bonne façon de le téléporter.

Je n’ai pas spécialement envie de m’étancher sur mon état avant mon passage du portail, j’ai trop peur qu’elle me regarde autrement. Je ne veux pas lui inspirer de la pitié. J’abrège donc rapidement :

- Peut être que les Dieux ont entendu mon désir de pouvoir me déplacer partout sans limite et m’ont accordé ce pouvoir.

J’ai dit une bêtise ? Est-ce qu’elle va mal le prendre parce qu’elle a acquis un pouvoir qu’elle n’assume pas ? Elle n’a pas dû demander aux Dieux de séduire fictivement le premier venu et pourtant c’est cette capacité surnaturelle qu’elle a obtenue…. Je dois me rattraper ? Oui, je devrais, mais pourtant je choisis de m’enfoncer encore plus :

- Je ne pense pas qu’un pouvoir soit bon ou mauvais, ou meilleur qu’un autre. Tout dépend de la façon dont on l’utilise. Je pourrais utiliser ce pouvoir pour voler quelqu’un très facilement. Je pourrais aussi l’utiliser pour créer un portail juste au niveau du visage d’un tueur en série près à égorger un bébé. Vous y glisseriez votre visage pour l’embrasser et sauver une vie.

J’ai plein d’exemples en tête : une nymphe pourrait soulager une atroce douleur puisque l’amour est tel un gaz hilarant (ou gaz anesthésique), c’est d’ailleurs ça qu’on utilise sur certaines tables d’opération. Ou alors…

Trop d’idées m’envahissent, mais ce n’est pas le moment de les lui exposer.

Ce pouvoir fait partie d’elle, et j’aurais voulu qu’elle en soit fière. Je voudrais qu'elle n'ai jamais honte de ce morceau d'elle-même. Mais ce n’est pas à moi de lui dire ça… Alors quand elle parle des étoiles, je saute sur le sujet :

- Trois lunes ? Incroyable…. Je veux voir ça ! Quand je maîtriserais mon pouvoir, je vous propose de créer un Portail pour nous emmener sur la cime d’un arbre, ou tout en haut d’une montagne pour qu’on puisse les admirer. Enfin… s’il y a des montagnes ici. je m’embrouille Sinon juste sur un toit. Bien que…. Vous n’avez pas besoin de moi pour grimper sur un toit, mais… c’est quand même un peu plus fatiguant sans Portail alors…

Mais tais-toi Lyo. Laisse le silence faire son travail plutôt que de gâcher la tranquillité de ce temple avec tes inepties.

- Pouvons-nous aller les voir ? En marchant, pour cette première fois ?

- Tout ça ! haha Tu as de la chance, je n’ai pas le vertige. Oui, il y a des falaises, des remparts, la plage et la forêt.

Je veux tout voir !

Elle évoque des lieux qui sonnent à mes oreilles comme un appel irrépressible vers des horizons inconnus que je dois découvrir à tout prix. Les étoiles qu’on ne peut pas encore voir briller dans le ciel ensoleillé se sont allumés au fond de mes pupilles.

- Par contre, je ne suis pas une bonne grimpeuse tu sais..

Yes ! C’est ma chance ! Elle n’a pas le vertige mais n’est pas une bonne grimpeuse : elle a donc besoin d’une faucheuse pour l’emmener sur le toit du monde. Et juste pour le plaisir, je répète lentement dans ma tête « Mademoiselle Zora a besoin de moi » sans me rendre compte que mon sourire de psychotique pourrait l’effrayer.

Et la voilà ! L’invitation tant attendue ! Mademoiselle Zora m’invite, oui, moi, Lyo ! A vingt heures, ici même. Je hoche vigoureusement la tête, une tête remplie de plans :

- A ce soir Mademoiselle Zora !

Et je la quitte pour rejoindre ma Maison, comme elle me l’a proposé.

Cependant à l’instant où je sors du temple, mes narines s’emplissent de l’odeur marine du vent frais. Je vois un oiseau coloré, puis deux, puis trois. Ils chantent ensemble, virevoltent en tous sens dans un feu d’artifice coloré puis disparaissent derrière un arbre dont les feuilles brunes et orange tapissent un chemin de pierres. Des clochettes tintillent légèrement, quelque part sur ma droite. Et tout là-bas, j’aperçois de l’eau, une vaste étendue d’eau. Elle n’a rien à voir avec la mer de Bretagne devenue grise de pétrole et envahie de sargasses malodorantes. Non, cet océan-là est d’un bleu turquoise parsemé d’or mouvant avec les vagues qui reflètent le soleil.

Ce n’est pas que je refuse le conseil de Mademoiselle Zora de rejoindre ma Maison, non, c’est juste que… la mer m’appelle. Alors je ne peux pas trouver le chemin de la raison. Je suis celui du large.

J’avance le long de ruelles arborées. Je croise des êtres étranges. Personnes ne me dévisage. Personne ne s’étonne de me voir debout, les jambes marchant aussi parfaitement. Je leurs souris autant qu’ils m’ignorent, heureux d’être invisible à leurs yeux. Et puis je m’arrête tout près d’un bâtiment dont l’architecture attire mon œil et je m’assois sur un banc en bois dont les pieds sont recouverts de mousse.

Je veux m’entraîner. Pas pour épater Mademoiselle Zora. Enfin…, pas seulement pour l'épater.

Si je sais faire des Portails, alors nous pourrions apparaître sur le toit du temple (qui est haut). Est-ce qu’elle serait assez folle pour voyager via ma magie au risque de se retrouver coincée avec un inconnu, dans le froid d’une nuit d’automne, griffée par le vent d’altitude… ?

Pas sûr.

A sa place, je ne m’y risquerais pas. Mais je veux quand même le lui proposer et pour découvrir sa réponse. Au risque de la faire mourir d’une chute de 42 mètres…Hum. Je ne suis pas quelqu’un de bien. Mais bon, elle n’aura qu’à refuser.

Je tends les mains devant moi tel un Sangoku prêt à lâcher son Kamé Hamé Ha, fronce les sourcils et grince des dents. Portails, apparaissez !

Bien évidemment, ça ne marche pas du premier coup. Je tente différentes positions et différentes pensées. Au bout d’une demi-heure d’acharnement, je finis par comprendre qu’il me faut d’abord inspirer profondément pour souffler lentement. C’est à ce moment que mon esprit se canalise sur un point et fait apparaître deux petits tourbillons sombres. L’exercice ne me prend pas d’énergie, à croire que c’est le passage d’un composant d’un portail à l’autre qui en consommerait. Concentration. Si je me tiens droit, que je fais bien le vide, je peux les faire grossir. Mademoiselle Zora a beau être petite, elle mesure plus que 30cm carré. Je dois donc m’exercer encore un peu pour agrandir tout ça. Si elle se penche et avance à quatre pattes, alors peut-être… de cette taille oui, ça devrait suffire. Maintenant, faisons un test, je lance un caillou dans le portail, et ce dernier disparaît avant de retomber par l’autre portail. Ça marche ! Mais là, j’accuse le coup. Oui, c’est bien le passage qui demande de l’énergie. Allez, je retente une dernière fois en éloignant mon portail jusqu’au toit. Je lance le caillou et…

- Aïe ! C’était quoi ça?!

Oups, la pierre a roulé sans amasser mousse, pour tomber droit sur la tête d’un… d’une créature avec des oreilles pointues. Un elfe ? Je fais disparaître mon portail au moment où il lève les yeux vers le toit, ni vu ni connu, je décide d’arrêter l’expérience ici. Transvaser des cailloux d’un portail à un autre demande quand même un peu d’énergie, surtout quand on manque d’expérience. Je m’allonge donc sur le banc pour récupérer et sombre sans m’en rendre compte dans un sommeil de quelques heures.

A mon réveil… j’ai faim. J’ignore l’heure qu’il est. Comment savoir s’il est vingt heures lorsqu’on n’a pas de montre ? Devrais-je chercher un cadran solaire ou un truc du genre ? Dans le doute je rebrousse chemin jusqu’au temple d’Ekaris. Je retourne à l’endroit où la nymphe m’a quittée. Assis sur le banc de pierre, j’observe les offrandes posées sur l’autel. Il y a tellement de nourriture qu’Ekaris en aura beaucoup trop n’est-ce pas ? Et puis, c’est la déesse de la Vie, elle ne doit pas avoir envie que je meurs de faim. Après avoir vérifié de tous côtés qu’il n’y a personne, je me lève sans un bruit, m’approche du sanctuaire, vérifie une nouvelle fois que je suis seul… et fais disparaître ce morceau de gâteau visqueux au fond de ma gorge. Mouah, c’est délicieux ! Ekaris a vraiment de la chance. Je frappe deux fois des mains, les joins en prières et demande à Ekaris de me pardonner. Je lui promets de lui faire de belles offrandes la prochaines fois que je viendrais, je partagerais tout avec elle alors je peux goûter ce fruit jaune ?

Ce n’est qu’une fois rassasié que je prends conscience de mon péché.

Je repense au serpent, à un vieux dieu monothéiste Terrien, à son fils et tout ça, et je me demande si je suis Eve. Est-ce que j’ai condamné Ozéna à devenir comme notre ancienne Terre par le péché originel ?

Ce serait un peu dommage.

Pourtant j’ai du mal à croire qu’Ekaris soit aussi méchante que mon ancien Dieu. Je lui fais une seconde promesse : je viendrais prier ici régulièrement. Oh pas seulement pour croiser inopinément Mademoiselle Zora, mais aussi pour devenir un croyant de la Vie. Et de la Mort aussi, si possible (sinon je risque de me faire mal voir par ceux de ma Maison).

Je m’entraîne encore rapidement avec mes Portails en attendant l’arrivée de Mademoiselle Zora.

Impatience !