Les yeux rivés sur le sol, Séléna arborait une mine absente. La flamme qui dansait d'ordinaire dans son regard semblait s'être éteinte, ne laissant derrière elle que les cendres d'un courage et d'un enthousiasme surfaits. Doucement, elle donnait de maigres coups de pieds dans le pied de la table en bois verni, triturant ses doigts nerveusement tandis qu'une autre sentinelle prenait enfin la parole. De ces mots, elle n'entendit que des balbutiements. Malheureuse erreur… Inattention… Perte… Tout ceci ne valait rien pour la nymphe qui, au-delà de laisser sa culpabilité prendre le pas sur sa froideur habituelle, ne réagissait plus si ce n'est aux larmes de la famille qui se trouvait à deux pas d'elle. Ariandar, membre d'une de ses expéditions, venait de rendre l'âme. Comme tout bon explorateur, ce dernier débordait d'envie, de désir d'aller plus loin que les autres, d'une pointe d'égocentrisme qui causerait sa perte. Si la nymphe était parvenue à le tirer des griffes de la mort, elle ne restait pas moins un être comme les autres. Profondément humaine, incapable de délier les mains du destin qui s'acharnaient contre certains individus. Aussi, elle restait interdite, comme scellée dans le marbre, incapable de trouver une quelconque formulation qui pourrait apaiser leur peine, de mettre des mots sur les maux. Dans les faits, il n'en existait aucun qui pouvait porter le poids de cette vie qui s'en allait, et Séléna le savait très bien, pour, elle aussi, avoir connu la mort d'un proche. Et si elle ne pouvait accélérer le passage du temps en renversant son sablier, il ne lui restait plus qu'une seule chose à faire.


Prier. Loin d'être pieuse et dévouée, la sentinelle fuyait les religions comme la peste. Rien dans son éducation ne l'avait poussée à se rapprocher d'un culte quelconque, bien au contraire. Néanmoins, les souvenirs de ses anciens compagnons militaires, les doigts serrés autour d'une croix, plaidant leur cause auprès du Dieu qui régnait supposément sur Terre, la hantaient. Qu'en était-il, sur Ozéna ? Pouvait-elle réellement se permettre de douter, dans un univers aussi dantesque et surprenant que celui-ci ? Si elle avait pu se réveiller sous une tout autre forme avec des pouvoirs tels que les siens, alors l'impossible devenait possible. Cela ne lui coûtait rien d'essayer. Sans un bruit, la nymphe poussa les portes du temple de Lysrus. L'ambiance qui y régnait détonnait cruellement avec la nature des rituels qui s'y déroulaient. Si la justice sonnait comme une douce mélopée aux oreilles de certains, il ne s'agissait que d'une illusion pour d'autres. Séléna, elle, vagabondait entre ces deux versions de l'histoire, les fesses entre deux chaises. Le silence lui donna quelques frissons et elle secoua la tête, se forçant à avancer, un cristal de socola entre ses doigts fins. Trouvé lors d'une exploration datant de plusieurs années déjà, le minerai avait été soigneusement conservé dans ses quartiers, dans l'attente sans doute d'un jour où elle en aurait besoin pour autre chose que décorer sa table de chevet. Et si ses lectures se révélaient justes, Lysrus appréciait les offrandes brillantes, aussi, elle déposa son cadeau sur un autel vacant avant de pivoter sur ses talons, refusant de s'attarder en sentant les larmes monter.


Son regard fuyant s'arrêta sur une silhouette musclée, dont la hauteur lui donna le vertige. Ses yeux ambrés se mirent à courir sur sa peau ornée d'encre bleue et avant qu'elle ne puisse s'en rendre compte, Séléna se trouvait à deux pas de l'inconnu, juste dans son dos. Les Faes étaient des êtres sublimes, et sa rencontre avec Calithéa trottait encore dans la tête de la nymphe tandis que son attention divaguait sur les mains du jeune homme qui s'affairaient sur un carnet. Dans un souffle, presque un murmure, la nymphe laissa échapper quelques mots. « Je n'ai jamais rien vu de tel. ». Un constat simple, efficace, qui ne parlait pas tant des capacités artistiques de l'inconnu que de l'arbre qu'il dessinait. Avant même qu'il ne se retourne, la sentinelle se réveilla d'un coup d'un seul de la dissociation dans laquelle elle nageait depuis plusieurs heures. « Na… Navrée. Je ne voulais pas être intrusive. ». Tentée de reculer et de mettre un terme définitif à cette altercation insensée, la nymphe à la longue chevelure argentée s'arrêta dans son propre mouvement. Si elle refusait de l'admettre, son esprit se chargeait de le lui rappeler. Elle ne voulait pas être seule. Pas tout de suite. Pas maintenant. Aussi, après un sourire circonspect et dans le silence, elle s'assit non loin du Fae. Tout juste assez pour ne pas se trouver trop proche de lui, mais pour réussir à jeter un coup d'œil à son dessin de temps à autre. Ils n'avaient pas besoin d'échanger, quand bien même la nymphe aurait eu besoin de se changer les idées. Pour l'heure, elle se contentait de rester immobile, écoutant une autre respiration que la sienne qui lui paraissait bien plus agréable que le silence du temple, à peine troublé par quelques gouttes qui s'échappaient des toits.

Séléna n'avait jamais été une experte pour évaluer les émotions et les comportements d'autrui. Bien plus versée dans l'art de se faire entendre par l'autorité ou inévitablement par la force, ce n'était pas tant l'envie qui lui avait manqué mais bien le temps. Le loisir de se consacrer à l'étude des autres, aux regards qu'ils portaient sur le monde, un gouffre entre sa petite personne et la société. Même à Azamyr, elle pouvait sentir la distance qui la séparait des autres, celle-là même qu'elle entretenait sans s'en rendre compte. Pourtant, aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres. Aujourd'hui, la nymphe se sentait vulnérable, et si elle ne croyait pas à la présence de Lysrus ou à sa bonté pour effacer ses péchés, elle pouvait au moins se concentrer sur la présence singulière du Fae qui bredouilla quelques mots à son arrivée. Prudemment, la sentinelle avait reculé de quelques mètres, préférant ne pas empiéter sur la zone de confort d'un parfait inconnu. Néanmoins, maintenant qu'il avait les yeux rivés sur elle, c'était elle qui commençait à se sentir mal à l'aise.


Une moue dubitative sur le visage, elle pencha la tête sur le côté, se demandant ce qu'il pouvait bien lui vouloir. Elle alla soutenir son regard dans l'incompréhension la plus totale, laissant ses yeux courir sur ses bras tatoués, sur sa longue chevelure qui retombait élégamment sur ses épaules finement ciselées. Et lorsque sa voix s'éleva à nouveau, brisant le silence religieux du temple, Séléna ne put se retenir de sursauter, faisant grincer doucement le pied de son tabouret contre le sol. « Neldris ? ». Les mots avaient quitté ses lèvres sans qu'elle ne s'en rende compte. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, le temps que l'information monte à son cerveau encore endolori par le deuil, avant que le Fae ne se concentre à nouveau sur son croquis. Etrange aurait été un euphémisme pour décrire leur interaction et c'est avec appréhension que la nymphe s'appuya faiblement sur ses genoux avant de se rapprocher un peu plus du jeune homme, prenant place à sa gauche.


Sans plus de cérémonies, elle lui tendit la main pour la lui serrer. « Séléna. Séléna Brinclair, si vous voulez tout savoir. Enchantée de faire votre connaissance. ». La demoiselle n'avait guère l'habitude d'être celle qui prenait les devants dans les contextes sociaux. Pour autant, ce fameux Neldris avait fait le premier pas dans sa direction et il en allait de son devoir de lui rendre la pareille. « Je ne vous ai jamais vu en ville… Neldris. ». De là à dire que la nymphe ne portait aucune attention à ceux qui croisaient sa route, il n'y avait qu'un pas. Pour autant, si sa réputation auprès de la guilde la précédait, elle demeurait une inconnue pour ceux qui se saoulaient dans les bars et profitaient des plaisirs simples de la vie. Elle les jalousait. Tout comme elle jalousait son interlocuteur pour son talent pour le dessin. « J'étais sincère, vous savez. ». Comme si elle pressentait que comme tous les artistes, celui-ci n'avait aucunement conscience de l'étendue de ses capacités.


« Je ne voulais pas vous déranger. Je sais à quel point la concentration est difficile à garder, d'autant plus dans un cadre aussi… ». Elle manqua de donner sa véritable pensée. « Particulier. ». C'était encore le mot le moins offensant auquel elle pouvait songer. Alors que le silence s'installait à nouveau entre eux, pesant, gênant, Séléna secoua la tête et frotta son poignet entre ses doigts, cherchant une idée qui lui permettait de rebondir. Parfois, le plus simple était le mieux. « Vous avez de la magie au bout des doigts, Neldris. Tout ce que je suis capable de faire, c'est quelques petits bonshommes bâtons, avec des proportions improbables. ». Un petit rire nerveux la secoua et elle releva la tête vers l'arbre somptueux dont les feuilles dansaient harmonieusement au-dessus d'eux. « Vous avez choisi cet endroit pour cet arbre spécifiquement ? ». Elle plaça sa main devant ses lèvres, prenant conscience de la stupidité de sa question. À son tour, elle se mit à bégayer. « En.. Enfin à moins que vous soyez un croyant de Lysrus, bien entendu, je… je ne voudrais pas blasphémer ou vous mettre dans l'embarras. ». À deux, ils allaient avoir une conversation mémorable, dans un sens ou dans un autre.

Cette rencontre était… Étrange. Singulière. Voilà le mot qu'elle cherchait, qui lui brûlait les lèvres. Cela faisait de nombreuses années que les pieds de Séléna jonchaient la terre fertile d'Ozéna, pourtant elle n'aurait su comparer Neldris à aucun autre. Sa carrure inspirait le respect, la force, la sécurité. Et de sa voix rauque ne s'échappait cependant qu'un flot d'insécurités si fort que cela en devenait touchant. Un sourire timide étirant ses traits fatigués, la nymphe se sentait plus légère en compagnie de quelqu'un qui ignorait tout d'elle, de sa position, de ses responsabilités. Pour une fois, elle s'accordait d'être seulement Séléna. Pas une sentinelle, pas une militaire, pas une exploratrice, encore moins une nymphe, simplement elle-même. Elle pouvait sentir l'atmosphère se détendre, ses muscles cesser de se contracter au moindre mouvement, au moindre bruit. Son honnêteté eut pour seul effet de lui arracher un petit rire, qu'elle réalisa quelques secondes plus tard comme potentiellement offensant. « Désolée, je ne voulais pas me moquer. Plutôt le contraire, même. ».


Alors que Neldris s'exclamait de la beauté qui les entourait, la jeune femme suivit son regard empli d'admiration, cherchant l'espace d'un instant à voir le monde à travers ses yeux. Tout avait l'air si beau, si coloré. Elle qui vivait souvent dans le noir et blanc laissa une pointe de jalousie glisser sur l'eau qui les entourait, s'en défaisant aussi aisément qu'elle était arrivée. Devant ce carnet tendu, les joues de la nymphe se pourvurent d'un rouge écarlate et elle se mit à baragouiner, embarrassée. « Oh euhm… Si vous voulez mais… Enfin… ». Quelle courageuse elle faisait à se dandiner nerveusement devant un inconnu. Elle devait se reprendre. « Je ne voudrais pas que votre bonhomme bâton se sente seul. ». D'une main légèrement tremblante et pleine d'hésitation, elle s'empara du crayon pour dessiner un autre petit bonhomme, aux proportions douteuses, juste à côté de celui du Fae. Alors qu'elle gribouillait, elle se sentit forcée de revenir sur son rire, comme si l'idée qu'elle puisse s'être amusée du comportement de Neldris la dérangeait. « Pour tout à l'heure, si j'ai ri, c'est … Je suis comme vous. C'est assez amusant, car contre toute attente, nous parlons alors que rien ne nous y oblige. ». Son sourire se fit plus prononcé, le rouge quittant lentement ses pommettes. « Mais si ça peut vous rassurer, vous ne faites pas peur et vous êtes encore moins ridicule. ». Le résultat de son dessin fut plus que discutable, mais ce n'était pas à elle d'en juger.


« Un dieu préféré ? Oh, je n'ai pas envie de faire de jaloux, j'espère qu'ils sont partageurs quand il s'agit de leurs fidèles. ». S'attirer la rage d'un être supérieur n'intéressait étrangement pas la demoiselle. Elle se pencha doucement vers l'oreille pointue du Fae, se mettant à murmurer, comme si parler plus bas empêcherait les dieux de l'entendre. « Pour être honnête avec vous, j'ai une petite préférence pour Tydea. C'est celle que je prie avant chaque exploration, de me donner le courage de ne pas reculer. ». Et en s'éloignant lentement, elle arrêta son regard encore une fois sur ses bras, sur ces dessins qui l'intriguaient plus que de raison. « Lysrus me plaît également beaucoup. L'idée de justice en elle-même est très chère à mon cœur. ». Sa main alla s'éclipser dans sa sacoche et elle en sortit plusieurs petits cristaux dont la valeur n'était ni faible, ni grande. De taille et de couleurs différentes, les pierres renvoyaient la lumière naturelle du temple dans une palette presque holographique sur les murs qui les entouraient. « Je suis venue faire une offrande. Techniquement, c'est chose faite, mais je suis sûre que Lysrus ne serait pas contre un peu plus de cadeaux. Comme j'ignorais sa préférence ou la quantité nécessaire, je suis venue chargée. ». Elle en attrapa un et le déposa au creux de la main du Fae. Un sublime kerlite ayant perdu ses capacités de catalyseur de magie en étant fendu pour ne devenir qu'un apparat. Du gâchis pour certains, une aubaine pour d'autres. « Si vous avez envie de venir faire une offrande entre deux coups de crayons, vous ne serez pas venu les mains vide, Neldris. ». Et la question qui lui brûlait les lèvres sortit naturellement, malgré toute sa réticence. « C'est vous qui avez dessiné sur vos bras ? Cette nuance de bleu me rappelle l'océan. Celui d'Ozéna, bien entendu, je n'ai jamais eu l'occasion de voir celui de l'ancien monde.  ».

Autant surprise que flattée, Séléna sentit le rouge arriver à ses pommettes en entendant un compliment que Neldris s'était dépêché d'étouffer. Dans les faits, elle ne pouvait le nier, la beauté faisait partie de l'attirail qui lui avait été donné après son passage du portail. Née nymphe, incarnant la grâce et l'harmonie, elle pensait souvent au hasard qui dans son cas avait bien mal fait les choses. N'importe qui d'un peu plus à l'aise socialement, possédant des codes dont elle n'avait évidemment jamais entendu parler, aurait été une manipulatrice de renom. À la place, Séléna se dandinait nerveusement sur le tabouret de pierre, incapable de tenir en place après un éloge aussi discret que précieux. Incapable de déceler les signes de mal-être dont le Fae débordait, la nymphe se concentra sur ce qu'elle dégageait, sur cet air presque intimidé qu'elle arborait et qui détonnait avec l'assurance qui émanait d'elle en toutes circonstances. Séléna pouvait être bien des choses, une beauté froide, une exploratrice de renom, mais elle n'avait jamais été à l'aise quand il s'agissait de recevoir plutôt que de donner.  


« Merci. ». Un mot aussi court, aussi simple, qui contenait pourtant toute la gratitude que pouvait renfermer la sentinelle prise au dépourvu. Elle était tentée de lui retourner le compliment, après tout, il aurait été mentir de clamer haut et fort que le Fae ne lui plaisait guère, néanmoins elle réprima cet élan d'affection à son égard. De peur de le troubler plus qu'il ne l'était déjà, de faire un pas en avant pour finalement sauter en arrière. Les raisons ne manquaient pas, quand bien même, elles sonnaient toutes fausses. Ses yeux ambrés couraient encore sur ses bras, une pointe d'admiration dans le regard, des étoiles brillant au fond de ses pupilles noires. Son émerveillement pour l'art, sous toutes ses formes, ne datait pas d'hier, alors quand elle pouvait mettre la main sur un artiste capable de graver son talent sur sa peau, elle n'en démordait pas. « Je peux ? ». Ses doigts s'approchaient doucement de son épaule, et avec une lenteur et une tendresse inouïe, elle les posa sur sa peau dénudée. Les tatouages étant monnaie courante dans l'ancien monde, elle avait eu l'opportunité d'en observer, d'en toucher, mais les voir ici sur Ozéna dans des teintes aussi vives lui donnait l'impression qu'ils étaient imprégnés de magie. « Ils sont sublimes. Je n'ai jamais osé me faire tatouer, ni sur Terre, ni ici. ». Elle en aurait oublié toute notion de bienséance, aussi proche d'un inconnu qui n'exprimait que des difficultés à se lier avec elle. Forcer le passage ainsi ne lui ressemblait pas, aussi quand elle s'en rendit compte, elle retira sa main de son épaule, les joues encore plus rosies qu'avant. « Dé… Désolée, je me suis laissée emporter par ma curiosité. ». Son plus vilain défaut.


« Je vous crois, pour la mer. ». Il n'était pas difficile pour la nymphe d'imaginer l'état des océans dans un monde aussi atroce que celui dont ils venaient tous. « Celle d'Ozéna est douce. J'imagine que pour quelqu'un qui vit sur la terre ferme, ce concept est un peu abstrait mais… ». Elle plissa les yeux tout en se penchant doucement en arrière, prenant appui sur ses bras pour s'étirer. « Paradoxalement, j'ai le sentiment de mieux respirer sous l'eau qu'en dehors. ». Un sourire presque niais naquit sur ses traits qu'on devinait fatigués. Séléna n'avait pas prévu de rester longtemps au Temple, et la marque du deuil pesait sur son visage. « Vous tatouez, vous dessinez, pardonnez ma question, elle est sans doute idiote mais… Vous arrive-t-il de tatouer quelqu'un d'autre que vous ? ». Neldris avait de l'or entre les doigts, de quoi développer une activité plus que lucrative, pourtant la nymphe n'arrivait pas à l'imaginer au contact d'autrui, à vendre son art. Il respirait l'artiste incompris, tapi dans l'ombre, et il ne tenait qu'à elle d'essayer de mettre en lumière ce que le Fae tentait désespérément de cacher. Si seulement elle avait su, peut-être aurait-elle reculé. L'inconscience était parfois un cadeau.

À eux deux, Neldris et Séléna faisaient la paire. Une paire d'asociaux, complètement étrangers aux codes sociaux où à la bienséance, une paire qui n'aurait normalement pas dû exister et qui ne devait sa vie qu'à une suite de coïncidences malencontreuses. Pour une fois, la sentinelle, vulnérable, était sortie de sa coquille et avait envie de parler. Quant à Neldris, elle imaginait assez facilement qu'il n'était guère venu s'enfermer dans un temple pour faire connaissance avec les prêtres. Le fait est qu'aucun d'eux ne mettait un terme à la conversation quand bien même cette dernière balbutiait, ignorant sur quel pied danser ou quel sujet aborder. Devaient-ils vraiment parler, pour s'entendre, pour profiter de la compagnie de l'autre ? Séléna attendait encore de faire une rencontre ou les blancs deviendraient confortables, ou la pression de toujours avoir quelque chose à raconter la quitterait. Peut-être venait-elle de la faire, peut-être se berçait-elle d'illusions. Seul l'avenir pourrait lui dire, et il ne semblait pas véritablement pressé de lui apporter la vérité.


« Je doute que ce soit très efficace aujourd'hui encore, si vous êtes bien un Fae comme je l'imagine. ». Le physique pouvait être trompeur, elle en était le parfait exemple. De longues oreilles fines et pointues, ses écailles cachées sous ses vêtements et son armure, on ne lisait pas "nymphe" sur son front. Ozéna lui avait au moins fait ce cadeau, de ne pas être étiquetée comme une distributrice de baisers manipulateurs. Tous ne pouvaient se targuer de passer aussi inaperçus qu'elle, et à cet instant précis, une pensée pour Zora naquit dans son esprit. Aussi fugace que le moment qu'ils partageaient, cette dernière la quitta et elle dodelina doucement de la tête, cherchant à se concentrer sur la conversation qu'ils menaient, non sans peine. « J'ai l'avantage d'être capable de respirer sous l'eau, mais à passer autant de temps dans les abysses, j'en oublie parfois à quoi peut ressembler… ». Ses yeux ambrés erraient dans le temple, jonglant entre les fidèles et Neldris. Elle en perdait ses mots. « Excusez-moi, je radote. Ce n'est pas important. ».


Séléna ne radotait pas. Jamais un mot ne passait ses lèvres sans qu'il ait un sens, une utilité. Radicalement opposée aux conversations mondaines, la nymphe se surprenait à apprécier la simplicité de leur échange. Ou peut-être était-ce la naïveté qui se dégageait du Fae, cette impression de fragilité qui contrastait brusquement avec son physique ciselé ? Pas une seule seconde, elle n'aurait pu imaginer ce qui se tramait dans l'esprit tourmenté de son interlocuteur tant il respirait la timidité et la sensibilité. « Vous avez raison. Les habitants d'Azamyr sont concentrés sur leur survie, sur l'exploration des terres, sur la conquête... ». Un soupir s'échappa entre deux respirations. Fatiguée de cette course dont elle n'arrivait pas à voir la fin, la sentinelle aurait parfois préféré être transférée dans une dimension où tout était établi. Presque dix ans après son arrivée, force était de constater que comme sur Terre, les gens ne changeaient pas. « Il m'arrive de croiser quelques bardes à la langue bien pendue, étrangement la musique ne s'est pas perdue entre nos deux mondes. J'aimerais vous dire que c'est un bien, mais la vérité, c'est que d'après moi, cela dépend du musicien. ». Un sourire étira ses traits, à la limite de la taquinerie. Oh, elle n'était pas bon public, loin de là. Séléna appréciait le talent, la passion. Elle portait une admiration profonde pour ceux capables de se fondre dans leur art, de devenir un vaisseau d'une force bien plus vaste qu'un simple appât du gain. Pourtant, elle se gardait bien de donner le moindre nom dans sa critique qui n'en était pas une, simplement un état de fait. Tout le monde ne pouvait être talentueux, au risque que cela perde de son charme, que de toute évidence Neldris possédait.


« Non, je n'ai jamais été tatouée. L'envie ne manquait pas, cependant. ». Durant un instant, elle songea à la proposition d'un de ses anciens collègues, de graver sur leur peau le régiment auquel ils appartenaient. Elle avait refusé, des années à lui inculquer que son corps était un temple sur lequel il ne fallait rien modifier, lui ayant bourré le crâne. Quelle ironie, alors que son ADN avait été profondément bouleversé en traversant un simple portail. « Je n'avais aucune idée de ce que je pouvais me faire tatouer, alors j'ai attendu que l'illumination arrive, mais Ozéna a pris le pas sur ma vie. ». Sans compter la maladie de sa sœur, néanmoins, la nymphe ne comptait pas se renommer Caliméro de sitôt, aussi, elle força sur son sourire pour l'élargir et feindre l'insouciance. « Si ce n'est pas trop indiscret, vos tatouages ont-ils une signification ? Aviez-vous exactement les mêmes, sur Terre ? ». Séléna posait trop de questions et elle le savait. Pourtant, elle semblait incapable de s'arrêter. « Quand je saurai ce que je voudrais, peut-être serai-je cliente chez vous, Neldris. Enfin, s'il est possible de tatouer… ». Elle tira doucement sur le tissu de son col, vers sa nuque, faisant apparaître quelques écailles bleutées sur lesquelles la lumière se reflétait. Elle les cachait autant qu'elle le pouvait, honteuse, complexée. « Avec tous les inconvénients que la race des nymphes a pu créer. ».

Séléna baissa les yeux, le regard rivé sur Neldris qui s'approchait plus que de raison de son cou. Durant un bref instant, elle se bénit d'avoir à faire à un Fae et non pas un vampyre qui aurait pu la croquer sans qu'elle puisse y opposer la moindre résistance, mais cette pensée s'envola pour rejoindre les autres, sans intérêt. Elle le laissa observer longuement, consciente que ses écailles pouvaient autant émerveiller qu'effrayer, et que songer à les tatouer pouvait s'apparenter autant à un blasphème qu'à un hommage. Les Dieux l'avaient faite différente, pourtant après presque dix ans passés en Ozéna, elle ne parvenait toujours pas à s'y faire. Certains arrivaient sans crier gare, passant le portail avec aise et nageaient à Azamyr comme des poissons dans l'eau en moins d'une semaine, elle demeurait exclue de leur petite bulle de confort, de cette facilité à aller vers les autres et à accepter le changement. La sentinelle adorait sa routine, prenait systématiquement les mêmes routes qui la menaient au même endroit et si son métier la forçait aux découvertes, tant que cela n'affectait pas son foyer, elle ne s'en préoccupait guère. Peut-être était-ce cette indifférence qui la rendait compétente, cette manie de ne s'attacher à rien. Toutefois, la mort l'avait menée sur le chemin de Neldris, le deuil la frappait de plein fouet et elle lui accordait un soupçon de vulnérabilité que peu pouvaient apprécier.


Un minuscule sourire naquit sur ses lèvres, fugace. « Si vous vous noyez, vous n'aurez qu'à m'appeler pour vous récupérer. ». De la demoiselle à la chevalière servante, il n'y avait qu'un pas, que Séléna était ravie de faire. Elle voulait être utile, à tout prix. Le cou toujours tendu doucement en arrière, elle remonta le fil de leur conversation telle une rivière. « Quant à l'exploration, je ne suis pas d'accord avec vous. Vous n'êtes pas lâche. ». Elle le connaissait à peine, une affirmation de ce genre pouvait paraître osé. « Ce qui serait lâche, en revanche, c'est de rejoindre une expédition et de rebrousser chemin alors que depuis le début, vous êtes conscient que cette vie n'est pas faite pour vous. ». Une pointe d'amertume dans la voix, la nymphe semblait parler plus de vécu que d'imaginer la scène. La gloire et la reconnaissance ne la séduisaient pas non plus, son choix de carrière devenant de plus en plus contradictoire avec sa personnalité, à croire qu'elle s'était perdue en route.


Elle acquiesça timidement à la proposition du Fae, tentant de se représenter ce à quoi le tatouage pourrait ressembler, les pigments qui devraient être utilisés, l'appréhension de la douleur qu'elle ne connaissait pas encore. « Un fondu, ça peut être une solution. Vous êtes le professionnel après tout, mais avec le nombre d'écailles que j'ai un peu partout, cela risque d'engendrer un travail colossal pour vous. ». Puis une question sortit d'entre ses lèvres, aussi naïve qu'elle pouvait l'être, sans la moindre conscience du problème qu'elle allait soulever. « Nous parlons depuis tout à l'heure, Neldris, mais je vous entends souvent mentionner quelqu'un d'autre. ». Après plusieurs incartades, la nymphe ne pouvait plus faire l'impasse sur cette petite étrangeté. Loin d'elle l'envie de juger, mais elle se devait de souligner l'évidence. Elle se redressa lentement, penchant la tête sur le côté dans l'interrogative tandis que sa chevelure argentée chatouillait la table en pierre derrière eux.


« Peut-être, parlez-vous de Lysrus ? Si vous entendez sa voix, vous êtes véritablement chanceux. Le Prieuré des Dieux vous courrait après s'il venait à en entendre parler. ». Elle épousseta mécaniquement son épaule sur laquelle une feuille de l'arbre qui les abritait venait de tomber avant de pivoter vers le Fae, observant la lumière qui se reflétait sur ses tatouages bleutés. « Si ce n'est pas indiscret bien sûr. Je comprendrais que vous vouliez garder vos petits secrets pour vous, nous venons à peine de nous rencontrer et je ne suis pas réellement ce qu'on peut appeler une confidente. ». Pas une seule seconde la possibilité que Neldris soit en fait deux ne traversa l'esprit de la nymphe. C'était trop farfelu pour qu'elle puisse le concevoir, à moins d'être médium ou sang-mêlé, impossible d'imaginer la teneur du mal qui s'abattait sur le Fae. « Je ne dirais rien, si c'est ce qui vous inquiète. ». Puis, elle rit doucement. « Est-ce que c'est le moment où vous me dites que vous parlez d'un de vos proches, et je passe pour une folle ? ». C'était encore l'hypothèse la plus plausible, la plus logique. Mais dans un monde empli de magie, la logique possédait des limites qu'il valait mieux ne pas franchir, et si Séléna avait su, alors sans doute serait-elle partie. Mais elle ne savait pas. Elle ne savait rien. Et c'était probablement mieux que cela reste ainsi.

Le sourire de la nymphe s'affaissa. D'un moment de calme qui lui apportait une once de joie de vivre dans la dure épreuve qu'elle venait de traverser, elle passait à une incompréhension saupoudrée de colère. Son regard suivait attentivement les mouvements de Neldris, sa posture timide devenant plus imposante, plus assurée. Séléna restait silencieuse, la bouche entrouverte, ignorant ce qu'elle allait bien pouvoir faire de ce revirement de situation. Elle qui n'était déjà pas bien à l'aise avec les autres se retrouvait maintenant à devoir jouer entre deux aspects d'un homme dont elle ne connaissait finalement rien, et dont elle aurait peut-être dû se méfier. Son compliment, loin de la faire rougir comme cela aurait pu être le cas quelques secondes plus tôt, lui hérissa le poil et lui fit légèrement froncer les sourcils. Le Fae cachait bien son jeu, et la sentinelle n'avait guère envie de jouer. « Vous ne m'amusez pas. ». Sans doute n'avait-il pas l'intention d'être son bouffon, simplement d'exister, néanmoins, c'était à ce moment donné trop demander à la nymphe que de voir plus loin que le bout de son nez. Sa présence le dérangeait, ce changement brutal la rendait perplexe. L'amadouer, Neldris y était parvenu sans trop de peine, Séléna avait un point faible pour ce qu'elle ne pouvait sauver, ce qu'elle ne pouvait réparer. Un syndrome de l'infirmière qui la suivait partout où qu'elle aille, mais qui ne tiendrait pas face à un comportement aussi désinvolte. Elle se leva lentement, s'éloignant de sa silhouette en croisant les bras devant sa poitrine, un air sévère plaqué sur le visage.


« Je ne pense pas que l'affaire soit complexe, non. ». Les lèvres pincées, Séléna grondait intérieurement. Elle qui ne se confiait jamais, qui ne perdait pas son temps à entretenir la moindre conversation, s'était fait avoir comme une bleue. « Vous avez vu une opportunité de vous moquer de quelqu'un venu faire son deuil, en plein aveu de faiblesse, et vous l'avez saisi. ». Il était plus facile pour elle de le mettre dans une case, sans savoir que le problème était simplement qu'il lui en manquait quelques-unes. Elle s'en voulait d'avoir été si stupide, si naïve, mais elle ne parvenait pas entièrement à se blâmer. Bon comédien, Neldris l'était, et ce changement d'attitude, s'il semblait presque surnaturel, ne la fit tiquer que dans le mauvais sens. La sentinelle voulait partir, s'extirper de cette conversation qui n'avait ni queue ni tête. « Quant au tatouage, effectivement, je vais oublier. Je n'ai aucune intention de vous confier ma peau après… ça. ». Ça, car elle n'avait pas d'autres mots pour le définir. « Juste par curiosité, ça vous amuse de venir traîner dans des temples, encore plus celui où des cérémonies pour les défunts se tiennent, pour mettre le boxon dans leurs états d'âme ? Ou vous avez simplement tiré le lieu au sort en vous tirant du lit ce matin ? ». Profondément acide, la nymphe perdait de sa posture d'ordinaire de marbre, enfermée dans une colère, une injustice qui ne faisait que grandir. Elle posa à nouveau les yeux sur le dessin qui gisait sur la table, une pointe de dégoût dans le regard. Les artistes ne pouvaient-ils pas être des êtres normaux, parfois ? Elle en oubliait que rien n'était normal à Ozéna.


Sa main se posa sur sa hanche, cherchant sa dague qu'elle avait… oubliée. Un élan de panique s'empara d'elle, ses doigts fouillant dans ses poches rapidement avant qu'elle se rende compte qu'elle était venue sans armes. Évidemment, pourquoi aurait-elle pris la peine d'emmener son épée dans un temple ? Elle plissa les yeux. La fuite. Il ne lui restait que la fuite. Car s'ils en venaient aux mains, elle n'était pas sûre de pouvoir le tenir. Son entraînement militaire ne pouvait faire de miracles, et le Fae la dépassait bien assez pour prendre le dessus. Elle n'envisageait que le pire, à croire que le Neldris qu'elle avait côtoyé jusqu'ici n'avait jamais existé. « Merci de m'avoir fait perdre mon temps. ». Elle pivota sur ses talons, faisant deux pas en avant, avant de se retourner et d'attraper le calepin sur lequel elle déchira le dessin pour l'emporter avec elle. « J'aurais au moins gagné un joli dessin. ».

Le dos tourné, Séléna serrait les poings. Sa poitrine se soulevait lentement, d’un rythme presque saccadé. Elle qui ne perdait que rarement son calme sentait son sang froid disparaître au profit d’une colère grandissante. L’autre, comme il aimait s’appeler, tapait exactement là où il fallait pour lui faire perdre patience, et après de longues secondes, murée dans un silence pesant, elle finit par se retourner. Son regard ambré s’ancra dans celui du Fae, cherchant un instant des réponses dans cette attitude désinvolte, dans ce revirement de situation dont elle se serait bien passée. Mais plus que tout, il la faisait sortir de ces gonds, et la seule chose qui la retenait de mettre un terme définitif à leur interaction était l’endroit où ils étaient. Sa croyance, aussi risible soit-elle, l’empêchait de faire preuve de violence dans un temple, encore moins alors qu’elle était venue s’y recueillir. Elle haussa légèrement un sourcil, revenant près de lui avec lenteur. « Pour quelqu’un qui se plaint d’être jugé à peine le nez dehors, tu n’as pas ta langue dans ta poche quand il s’agit de qualifier les inconnus de connards, l’autre. ». Au diable le vouvoiement, il ne lui rendait pas, Séléna était droite, pas stupide. Elle ne comptait ni se faire marcher dessus, ni tolérer ce manque de respect. Une pointe d’égo la titillait, caché sous une montagne de ressentiment. Il ne connaissait rien d’elle, pourtant il se permettait de parler comme si le monde lui appartenait. Finalement, ils n’étaient pas si différents.


Sa marche l’amena près du banc, sur lequel elle posa un pied, se penchant directement sur le tatoueur, le jaugeant du regard. Malgré sa colère, la nymphe parvenait à voir un homme souffrant derrière toute cette condescendance. Si elle arriverait à faire la part des choses pour eux deux, cela restait encore à définir. « Bien content de passer le portail ? ». Ses sourcils s’arquaient, son sentiment d’injustice imposant de plus en plus sa présence. « Parce que tu crois que je voulais le passer, ce fichu portail ? ». Elle qui enfermait ses sentiments au plus profond de son âme, allait les déverser sur le premier venu. Peut-être était-ce finalement le lieu pour des confessions sur l’oreiller. « Tu penses que j’ai eu le choix, que je me suis réveillée un beau matin avec une clef dans les mains et que j’ai embarqué pour un monde inconnu des rêves plein la tête ? C’est ça, que tu te fourres dans le crâne, pour te rassurer sur le fait que tu es le seul à avoir des problèmes, ici ? Si tu t’inquiètes tant de ce qui se passe dans ta tête, tu peux faire les études sur le portail, personne ne t’en empêche. ». Ce ne serait ni le premier, ni le dernier. Le portail était un mystère que personne n’arrivait à percer, à croire que les premiers voyageurs étaient partis avec les clefs de la vérité, une fois la porte verrouillée derrière eux. « Depuis que je suis arrivée ici, je pense tous les jours à rentrer sur Terre. Cela fait dix ans que je crapahute à l’extérieur des remparts dans l’espoir de trouver un remède, un retour chez moi. Dix ans que je ne trouve rien, pas une miette de progression, pourtant je dois continuer, et tout ça pour quoi, hm ? ». Les gonds avaient sauté. Peut-être que Neldris n’était pas le seul fou ici. « Pour rien. Pour me retrouver dans un temple, à prier pour une mort dont je suis entièrement responsable, et me retrouver avec monsieur je-sais-tout à qui, il y a quelques secondes encore, je devais tirer les vers du nez pour avoir ne serait-ce que trois mots d’affilée. ». Elle soupira de frustration.


« Tu as raison. J’ai vu quelqu’un que je pensais aussi perdu que moi, et je me suis jetée dessus comme une désespérée. Parce que c’est ce que je suis. ». Elle plissa les yeux, penchée au-dessus du Fae. « Je n’ai pas besoin d’armes pour me défendre, l’autre. Mais prendre un coup d’épée serait un sort bien favorable à celui de la magie des nymphes. ». Oh, elle n’avait pas envie de l’embrasser, bien au contraire. Mais elle qui voulait se faire plus grande qu’elle ne l’était ne put empêcher la tension de retomber comme un soufflé, et quand elle sentit enfin la nervosité la quitter, elle se contenta de se rasseoir à côté du Fae et de prendre sa tête dans ses mains. « Tu n’es pas moins désespéré que moi. ». Peut-être se berçait-elle d’illusions, en tout cas, elle n’avait plus envie de crier. « Alors je t'en prie, vide ton sac. Ce n’est pas la peine de faire semblant de ne pas vouloir parler, sinon tu n’aurais rien dit. Vous êtes deux, j’ai bien saisi cette partie. ». Ses doigts se glissèrent jusqu’à son crâne, passant dans sa chevelure argentée avant qu’elle ne se redresse, l’envoyant valser en arrière. Sa fatigue, en plus du deuil, venait à bout de la raison qui lui restait. « Et si tu n’es pas l’artiste, alors je t’en prie, éclaire-moi de tes lumières, qui es-tu ? Et pourquoi m’as-tu demandé d’oublier cette histoire de tatouage ? ». Elle devait reconnaître qu’il s’agissait d’une requête curieuse, et si Séléna avait elle-même perdu patience, elle ne perdait pas pour autant le nord.

La clef ne s'activait pas toute seule. Séléna plissa les yeux, coincée entre l'envie de lui clouer le bec et le besoin de garder pour elle ce que nul ici ne savait. Il y avait bien des moyens de forcer autrui à traverser le portail et si la culpabilité ne l'avait pas tant rongée, sans doute serait-elle encore en train de prendre des vies lors d'une énième guerre, car l'humanité n'en avait jamais assez. Au fond d'elle, la nymphe savait pertinemment qu'elle aurait pu refuser la mission qui était la sienne, de trouver un remède pour une mourante qui ne devait plus exister maintenant. Oh, elle se rassurait parfois en imaginant que le temps ne passait pas aussi vite sur Terre qu'ici, mais cette façade, les murs qu'elle érigeait autour de son esprit, finiraient bien par céder et la mener jusqu'à la folie. Elle y retrouverait sans difficulté Neldris, assis en tailleur, prêt à l'accueillir dans un gouffre mental. Ou l'autre, elle l'ignorait encore. « Tu n'as l'air de rien du tout, si ce n'est un cinglé. ». La sentinelle ne mâchait pas ses mots, elle qui d'ordinaire se perdait dans des formules de politesse toutes plus longues et ennuyeuses que les autres. Il était impossible pour elle d'admettre que pouvoir occasionnellement relâcher cette pression qu'elle mettait elle-même sur ses épaules pouvait lui faire du bien. « Je crois que tu es la personne ayant le plus d'éléments à ta disposition pour trouver la réponse. Ou à défaut, que tu pourrais essayer de la trouver en parlant avec des personnes compétentes dans le domaine. De la santé mentale ou… de la magie. Ce que je ne suis pas, de toute évidence. ».


Il était curieux de constater que le portail avait pu séparer ces deux entités vivant auparavant ensemble. En harmonie aurait été osé, au vu de l'hostilité que l'autre dégageait pour l'artiste. Elle l'observa s'approcher sans broncher, constatant silencieusement que leur proximité aurait été bien assez pour lui donner un angle d'attaque. Le pouvoir des nymphes possédait nombre d'inconvénients, néanmoins pour ceux qui n'en étaient pas avertis, elle disposait de l'effet de surprise. Dans sa tête, les questions se bousculaient. Si elle venait à l'embrasser, lequel des deux tomberait sous son charme ? Si l'un prenait le dessus sur l'autre, se rendrait-il compte de la mascarade ? Séléna grimaça légèrement. Elle n'avait pas besoin d'un spécimen sur lequel s'entraîner, encore moins un qui menaçait de l'égorger au moindre faux pas. « La colère et la haine viendraient de toi, pourtant, ce serait lui le plus dangereux. ». Perplexe, elle le regarda s'éloigner à nouveau, roulant des yeux alors qu'il s'affalait telle une masse sur le banc qu'ils partageaient. « Et il n'entend rien, de ce que tu me racontes ? Tu préviens toutes ses potentielles victimes de ce qui peut leur arriver, ou c'est juste moi ? ». Elle dut se retenir d'ajouter une pointe de sarcasme, grand prince qu'il était venu à sa rescousse alors qu'elle s'apprêtait à se jeter dans la gueule du loup. Elle ne dit rien. Les faits jouaient en sa défaveur. Elle avait bien trop de questions à lui poser, et lui possédait trop peu de réponses à son goût. Sans compter qu'il ne lui devait aucune explication. « Et j'imagine. Venir ici n'était pas mon choix, toute ma vie avant celle-ci ne l'était pas non plus. ». Un goût amer dans la bouche, la nymphe sentait la blessure du regret s'ouvrir à nouveau, teintée de rancune. Elle n'irait pas jusqu'à comparer leurs douleurs, sentant bien que celle de l'autre était inatteignable, pourtant elle comprenait, à son échelle.


« J'irais me faire tatouer ailleurs. J'aimerais garder mes écailles intactes, à défaut du reste. » déclara-t-elle, un soupçon de déception dans la voix. Pourquoi fallait-il toujours que chaque moment de calme se transforme en véritable tempête. Que risquait-elle ? Neldris baisserait les yeux, penaud, et elle échapperait peut-être à la mort. Si l'autre mentait, elle ne perdait qu'une fioriture sur sa peau, pas la vie. Seul un idiot aurait tenté sa chance. « Et qu'est-ce que tu comptes faire, toi ? Continuer à essayer de prendre le dessus quand, je ne sais pas, Neldris perd les pédales ? Attendre qu'une bonne opportunité se présente, l'enfermer d'un tour de magie ? ». Elle ne savait même pas ce qui avait déclenché son arrivée ou s'il y avait seulement besoin d'un déclencheur. Dire que ça ne l'intéressait pas aurait été mentir, cependant savoir comment leur dispositif étrange fonctionnait ne lui servirait à rien, pas même à alimenter la conversation. Elle ferma les yeux en soupirant. « Tu n'es pas si libre, finalement, si tu es décidé à t'interposer à chaque fois qu'une catastrophe se profile. ». Elle avait beau réfléchir, elle ne trouvait rien à dire. Rien d'intelligent, rien qui puisse l'aider à avancer, si la colère avait pris le pas, le naturel revenait au galop et Séléna fidèle à elle-même tentait encore et toujours de trouver des solutions à des problèmes qui n'étaient pas les siens. « Et je n'ai toujours pas ton nom, l'autre. ».