Les yeux rivés sur le sol, Séléna arborait une mine absente. La flamme qui dansait d'ordinaire dans son regard semblait s'être éteinte, ne laissant derrière elle que les cendres d'un courage et d'un enthousiasme surfaits. Doucement, elle donnait de maigres coups de pieds dans le pied de la table en bois verni, triturant ses doigts nerveusement tandis qu'une autre sentinelle prenait enfin la parole. De ces mots, elle n'entendit que des balbutiements. Malheureuse erreur… Inattention… Perte… Tout ceci ne valait rien pour la nymphe qui, au-delà de laisser sa culpabilité prendre le pas sur sa froideur habituelle, ne réagissait plus si ce n'est aux larmes de la famille qui se trouvait à deux pas d'elle. Ariandar, membre d'une de ses expéditions, venait de rendre l'âme. Comme tout bon explorateur, ce dernier débordait d'envie, de désir d'aller plus loin que les autres, d'une pointe d'égocentrisme qui causerait sa perte. Si la nymphe était parvenue à le tirer des griffes de la mort, elle ne restait pas moins un être comme les autres. Profondément humaine, incapable de délier les mains du destin qui s'acharnaient contre certains individus. Aussi, elle restait interdite, comme scellée dans le marbre, incapable de trouver une quelconque formulation qui pourrait apaiser leur peine, de mettre des mots sur les maux. Dans les faits, il n'en existait aucun qui pouvait porter le poids de cette vie qui s'en allait, et Séléna le savait très bien, pour, elle aussi, avoir connu la mort d'un proche. Et si elle ne pouvait accélérer le passage du temps en renversant son sablier, il ne lui restait plus qu'une seule chose à faire.


Prier. Loin d'être pieuse et dévouée, la sentinelle fuyait les religions comme la peste. Rien dans son éducation ne l'avait poussée à se rapprocher d'un culte quelconque, bien au contraire. Néanmoins, les souvenirs de ses anciens compagnons militaires, les doigts serrés autour d'une croix, plaidant leur cause auprès du Dieu qui régnait supposément sur Terre, la hantaient. Qu'en était-il, sur Ozéna ? Pouvait-elle réellement se permettre de douter, dans un univers aussi dantesque et surprenant que celui-ci ? Si elle avait pu se réveiller sous une tout autre forme avec des pouvoirs tels que les siens, alors l'impossible devenait possible. Cela ne lui coûtait rien d'essayer. Sans un bruit, la nymphe poussa les portes du temple de Lysrus. L'ambiance qui y régnait détonnait cruellement avec la nature des rituels qui s'y déroulaient. Si la justice sonnait comme une douce mélopée aux oreilles de certains, il ne s'agissait que d'une illusion pour d'autres. Séléna, elle, vagabondait entre ces deux versions de l'histoire, les fesses entre deux chaises. Le silence lui donna quelques frissons et elle secoua la tête, se forçant à avancer, un cristal de socola entre ses doigts fins. Trouvé lors d'une exploration datant de plusieurs années déjà, le minerai avait été soigneusement conservé dans ses quartiers, dans l'attente sans doute d'un jour où elle en aurait besoin pour autre chose que décorer sa table de chevet. Et si ses lectures se révélaient justes, Lysrus appréciait les offrandes brillantes, aussi, elle déposa son cadeau sur un autel vacant avant de pivoter sur ses talons, refusant de s'attarder en sentant les larmes monter.


Son regard fuyant s'arrêta sur une silhouette musclée, dont la hauteur lui donna le vertige. Ses yeux ambrés se mirent à courir sur sa peau ornée d'encre bleue et avant qu'elle ne puisse s'en rendre compte, Séléna se trouvait à deux pas de l'inconnu, juste dans son dos. Les Faes étaient des êtres sublimes, et sa rencontre avec Calithéa trottait encore dans la tête de la nymphe tandis que son attention divaguait sur les mains du jeune homme qui s'affairaient sur un carnet. Dans un souffle, presque un murmure, la nymphe laissa échapper quelques mots. « Je n'ai jamais rien vu de tel. ». Un constat simple, efficace, qui ne parlait pas tant des capacités artistiques de l'inconnu que de l'arbre qu'il dessinait. Avant même qu'il ne se retourne, la sentinelle se réveilla d'un coup d'un seul de la dissociation dans laquelle elle nageait depuis plusieurs heures. « Na… Navrée. Je ne voulais pas être intrusive. ». Tentée de reculer et de mettre un terme définitif à cette altercation insensée, la nymphe à la longue chevelure argentée s'arrêta dans son propre mouvement. Si elle refusait de l'admettre, son esprit se chargeait de le lui rappeler. Elle ne voulait pas être seule. Pas tout de suite. Pas maintenant. Aussi, après un sourire circonspect et dans le silence, elle s'assit non loin du Fae. Tout juste assez pour ne pas se trouver trop proche de lui, mais pour réussir à jeter un coup d'œil à son dessin de temps à autre. Ils n'avaient pas besoin d'échanger, quand bien même la nymphe aurait eu besoin de se changer les idées. Pour l'heure, elle se contentait de rester immobile, écoutant une autre respiration que la sienne qui lui paraissait bien plus agréable que le silence du temple, à peine troublé par quelques gouttes qui s'échappaient des toits.

Séléna n'avait jamais été une experte pour évaluer les émotions et les comportements d'autrui. Bien plus versée dans l'art de se faire entendre par l'autorité ou inévitablement par la force, ce n'était pas tant l'envie qui lui avait manqué mais bien le temps. Le loisir de se consacrer à l'étude des autres, aux regards qu'ils portaient sur le monde, un gouffre entre sa petite personne et la société. Même à Azamyr, elle pouvait sentir la distance qui la séparait des autres, celle-là même qu'elle entretenait sans s'en rendre compte. Pourtant, aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres. Aujourd'hui, la nymphe se sentait vulnérable, et si elle ne croyait pas à la présence de Lysrus ou à sa bonté pour effacer ses péchés, elle pouvait au moins se concentrer sur la présence singulière du Fae qui bredouilla quelques mots à son arrivée. Prudemment, la sentinelle avait reculé de quelques mètres, préférant ne pas empiéter sur la zone de confort d'un parfait inconnu. Néanmoins, maintenant qu'il avait les yeux rivés sur elle, c'était elle qui commençait à se sentir mal à l'aise.


Une moue dubitative sur le visage, elle pencha la tête sur le côté, se demandant ce qu'il pouvait bien lui vouloir. Elle alla soutenir son regard dans l'incompréhension la plus totale, laissant ses yeux courir sur ses bras tatoués, sur sa longue chevelure qui retombait élégamment sur ses épaules finement ciselées. Et lorsque sa voix s'éleva à nouveau, brisant le silence religieux du temple, Séléna ne put se retenir de sursauter, faisant grincer doucement le pied de son tabouret contre le sol. « Neldris ? ». Les mots avaient quitté ses lèvres sans qu'elle ne s'en rende compte. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, le temps que l'information monte à son cerveau encore endolori par le deuil, avant que le Fae ne se concentre à nouveau sur son croquis. Etrange aurait été un euphémisme pour décrire leur interaction et c'est avec appréhension que la nymphe s'appuya faiblement sur ses genoux avant de se rapprocher un peu plus du jeune homme, prenant place à sa gauche.


Sans plus de cérémonies, elle lui tendit la main pour la lui serrer. « Séléna. Séléna Brinclair, si vous voulez tout savoir. Enchantée de faire votre connaissance. ». La demoiselle n'avait guère l'habitude d'être celle qui prenait les devants dans les contextes sociaux. Pour autant, ce fameux Neldris avait fait le premier pas dans sa direction et il en allait de son devoir de lui rendre la pareille. « Je ne vous ai jamais vu en ville… Neldris. ». De là à dire que la nymphe ne portait aucune attention à ceux qui croisaient sa route, il n'y avait qu'un pas. Pour autant, si sa réputation auprès de la guilde la précédait, elle demeurait une inconnue pour ceux qui se saoulaient dans les bars et profitaient des plaisirs simples de la vie. Elle les jalousait. Tout comme elle jalousait son interlocuteur pour son talent pour le dessin. « J'étais sincère, vous savez. ». Comme si elle pressentait que comme tous les artistes, celui-ci n'avait aucunement conscience de l'étendue de ses capacités.


« Je ne voulais pas vous déranger. Je sais à quel point la concentration est difficile à garder, d'autant plus dans un cadre aussi… ». Elle manqua de donner sa véritable pensée. « Particulier. ». C'était encore le mot le moins offensant auquel elle pouvait songer. Alors que le silence s'installait à nouveau entre eux, pesant, gênant, Séléna secoua la tête et frotta son poignet entre ses doigts, cherchant une idée qui lui permettait de rebondir. Parfois, le plus simple était le mieux. « Vous avez de la magie au bout des doigts, Neldris. Tout ce que je suis capable de faire, c'est quelques petits bonshommes bâtons, avec des proportions improbables. ». Un petit rire nerveux la secoua et elle releva la tête vers l'arbre somptueux dont les feuilles dansaient harmonieusement au-dessus d'eux. « Vous avez choisi cet endroit pour cet arbre spécifiquement ? ». Elle plaça sa main devant ses lèvres, prenant conscience de la stupidité de sa question. À son tour, elle se mit à bégayer. « En.. Enfin à moins que vous soyez un croyant de Lysrus, bien entendu, je… je ne voudrais pas blasphémer ou vous mettre dans l'embarras. ». À deux, ils allaient avoir une conversation mémorable, dans un sens ou dans un autre.

Cette rencontre était… Étrange. Singulière. Voilà le mot qu'elle cherchait, qui lui brûlait les lèvres. Cela faisait de nombreuses années que les pieds de Séléna jonchaient la terre fertile d'Ozéna, pourtant elle n'aurait su comparer Neldris à aucun autre. Sa carrure inspirait le respect, la force, la sécurité. Et de sa voix rauque ne s'échappait cependant qu'un flot d'insécurités si fort que cela en devenait touchant. Un sourire timide étirant ses traits fatigués, la nymphe se sentait plus légère en compagnie de quelqu'un qui ignorait tout d'elle, de sa position, de ses responsabilités. Pour une fois, elle s'accordait d'être seulement Séléna. Pas une sentinelle, pas une militaire, pas une exploratrice, encore moins une nymphe, simplement elle-même. Elle pouvait sentir l'atmosphère se détendre, ses muscles cesser de se contracter au moindre mouvement, au moindre bruit. Son honnêteté eut pour seul effet de lui arracher un petit rire, qu'elle réalisa quelques secondes plus tard comme potentiellement offensant. « Désolée, je ne voulais pas me moquer. Plutôt le contraire, même. ».


Alors que Neldris s'exclamait de la beauté qui les entourait, la jeune femme suivit son regard empli d'admiration, cherchant l'espace d'un instant à voir le monde à travers ses yeux. Tout avait l'air si beau, si coloré. Elle qui vivait souvent dans le noir et blanc laissa une pointe de jalousie glisser sur l'eau qui les entourait, s'en défaisant aussi aisément qu'elle était arrivée. Devant ce carnet tendu, les joues de la nymphe se pourvurent d'un rouge écarlate et elle se mit à baragouiner, embarrassée. « Oh euhm… Si vous voulez mais… Enfin… ». Quelle courageuse elle faisait à se dandiner nerveusement devant un inconnu. Elle devait se reprendre. « Je ne voudrais pas que votre bonhomme bâton se sente seul. ». D'une main légèrement tremblante et pleine d'hésitation, elle s'empara du crayon pour dessiner un autre petit bonhomme, aux proportions douteuses, juste à côté de celui du Fae. Alors qu'elle gribouillait, elle se sentit forcée de revenir sur son rire, comme si l'idée qu'elle puisse s'être amusée du comportement de Neldris la dérangeait. « Pour tout à l'heure, si j'ai ri, c'est … Je suis comme vous. C'est assez amusant, car contre toute attente, nous parlons alors que rien ne nous y oblige. ». Son sourire se fit plus prononcé, le rouge quittant lentement ses pommettes. « Mais si ça peut vous rassurer, vous ne faites pas peur et vous êtes encore moins ridicule. ». Le résultat de son dessin fut plus que discutable, mais ce n'était pas à elle d'en juger.


« Un dieu préféré ? Oh, je n'ai pas envie de faire de jaloux, j'espère qu'ils sont partageurs quand il s'agit de leurs fidèles. ». S'attirer la rage d'un être supérieur n'intéressait étrangement pas la demoiselle. Elle se pencha doucement vers l'oreille pointue du Fae, se mettant à murmurer, comme si parler plus bas empêcherait les dieux de l'entendre. « Pour être honnête avec vous, j'ai une petite préférence pour Tydea. C'est celle que je prie avant chaque exploration, de me donner le courage de ne pas reculer. ». Et en s'éloignant lentement, elle arrêta son regard encore une fois sur ses bras, sur ces dessins qui l'intriguaient plus que de raison. « Lysrus me plaît également beaucoup. L'idée de justice en elle-même est très chère à mon cœur. ». Sa main alla s'éclipser dans sa sacoche et elle en sortit plusieurs petits cristaux dont la valeur n'était ni faible, ni grande. De taille et de couleurs différentes, les pierres renvoyaient la lumière naturelle du temple dans une palette presque holographique sur les murs qui les entouraient. « Je suis venue faire une offrande. Techniquement, c'est chose faite, mais je suis sûre que Lysrus ne serait pas contre un peu plus de cadeaux. Comme j'ignorais sa préférence ou la quantité nécessaire, je suis venue chargée. ». Elle en attrapa un et le déposa au creux de la main du Fae. Un sublime kerlite ayant perdu ses capacités de catalyseur de magie en étant fendu pour ne devenir qu'un apparat. Du gâchis pour certains, une aubaine pour d'autres. « Si vous avez envie de venir faire une offrande entre deux coups de crayons, vous ne serez pas venu les mains vide, Neldris. ». Et la question qui lui brûlait les lèvres sortit naturellement, malgré toute sa réticence. « C'est vous qui avez dessiné sur vos bras ? Cette nuance de bleu me rappelle l'océan. Celui d'Ozéna, bien entendu, je n'ai jamais eu l'occasion de voir celui de l'ancien monde.  ».

Autant surprise que flattée, Séléna sentit le rouge arriver à ses pommettes en entendant un compliment que Neldris s'était dépêché d'étouffer. Dans les faits, elle ne pouvait le nier, la beauté faisait partie de l'attirail qui lui avait été donné après son passage du portail. Née nymphe, incarnant la grâce et l'harmonie, elle pensait souvent au hasard qui dans son cas avait bien mal fait les choses. N'importe qui d'un peu plus à l'aise socialement, possédant des codes dont elle n'avait évidemment jamais entendu parler, aurait été une manipulatrice de renom. À la place, Séléna se dandinait nerveusement sur le tabouret de pierre, incapable de tenir en place après un éloge aussi discret que précieux. Incapable de déceler les signes de mal-être dont le Fae débordait, la nymphe se concentra sur ce qu'elle dégageait, sur cet air presque intimidé qu'elle arborait et qui détonnait avec l'assurance qui émanait d'elle en toutes circonstances. Séléna pouvait être bien des choses, une beauté froide, une exploratrice de renom, mais elle n'avait jamais été à l'aise quand il s'agissait de recevoir plutôt que de donner.  


« Merci. ». Un mot aussi court, aussi simple, qui contenait pourtant toute la gratitude que pouvait renfermer la sentinelle prise au dépourvu. Elle était tentée de lui retourner le compliment, après tout, il aurait été mentir de clamer haut et fort que le Fae ne lui plaisait guère, néanmoins elle réprima cet élan d'affection à son égard. De peur de le troubler plus qu'il ne l'était déjà, de faire un pas en avant pour finalement sauter en arrière. Les raisons ne manquaient pas, quand bien même, elles sonnaient toutes fausses. Ses yeux ambrés couraient encore sur ses bras, une pointe d'admiration dans le regard, des étoiles brillant au fond de ses pupilles noires. Son émerveillement pour l'art, sous toutes ses formes, ne datait pas d'hier, alors quand elle pouvait mettre la main sur un artiste capable de graver son talent sur sa peau, elle n'en démordait pas. « Je peux ? ». Ses doigts s'approchaient doucement de son épaule, et avec une lenteur et une tendresse inouïe, elle les posa sur sa peau dénudée. Les tatouages étant monnaie courante dans l'ancien monde, elle avait eu l'opportunité d'en observer, d'en toucher, mais les voir ici sur Ozéna dans des teintes aussi vives lui donnait l'impression qu'ils étaient imprégnés de magie. « Ils sont sublimes. Je n'ai jamais osé me faire tatouer, ni sur Terre, ni ici. ». Elle en aurait oublié toute notion de bienséance, aussi proche d'un inconnu qui n'exprimait que des difficultés à se lier avec elle. Forcer le passage ainsi ne lui ressemblait pas, aussi quand elle s'en rendit compte, elle retira sa main de son épaule, les joues encore plus rosies qu'avant. « Dé… Désolée, je me suis laissée emporter par ma curiosité. ». Son plus vilain défaut.


« Je vous crois, pour la mer. ». Il n'était pas difficile pour la nymphe d'imaginer l'état des océans dans un monde aussi atroce que celui dont ils venaient tous. « Celle d'Ozéna est douce. J'imagine que pour quelqu'un qui vit sur la terre ferme, ce concept est un peu abstrait mais… ». Elle plissa les yeux tout en se penchant doucement en arrière, prenant appui sur ses bras pour s'étirer. « Paradoxalement, j'ai le sentiment de mieux respirer sous l'eau qu'en dehors. ». Un sourire presque niais naquit sur ses traits qu'on devinait fatigués. Séléna n'avait pas prévu de rester longtemps au Temple, et la marque du deuil pesait sur son visage. « Vous tatouez, vous dessinez, pardonnez ma question, elle est sans doute idiote mais… Vous arrive-t-il de tatouer quelqu'un d'autre que vous ? ». Neldris avait de l'or entre les doigts, de quoi développer une activité plus que lucrative, pourtant la nymphe n'arrivait pas à l'imaginer au contact d'autrui, à vendre son art. Il respirait l'artiste incompris, tapi dans l'ombre, et il ne tenait qu'à elle d'essayer de mettre en lumière ce que le Fae tentait désespérément de cacher. Si seulement elle avait su, peut-être aurait-elle reculé. L'inconscience était parfois un cadeau.